Chroniques de la Fin d’un Monde – Acte II

« Le cochon offre de nombreux points de comparaison avec un autre mammifère sans poils passé expert dans l’art de semer la merde et de se vautrer dedans. » (Desproges)

Cette année, j’ai décidé d’être un peu plus optimiste que d’habitude… Si, si, j’ai enfin réussi à canaliser mes tendances suicidaires.  Il faut dire que le flot de mauvaises nouvelles semble se tarir. Il n’y en plus que des bonnes.

Il y a, au moins, treize raisons de baigner dans l’optimisme :

  • Nicolas Sarkozy, notre serial-sauver national, nous a sauvés de la faillite. Et comme dirait Stéphane Guillon « Sans lui la France serait la Grèce, on mangerait de la feta, on écouterait du Demis Roussos et Nikos Aliagas serait Premier Ministre ».
  • Les ventes de caleçons flottants se porteraient très mal. Cette information tombe à pic. Je viens d’en jeter le dernier. Ses trous sont devenus trop nombreux pour qu’il puisse continuer à assurer sa mission naturelle. Sa tendance fâcheuse à se mettre en boule sous le pantalon le rendait irritant, et les bourrelets qui en découlaient disgracieux. Il est devenu tellement avachi que je ne pouvais plus me balader avec à la maison sans me faire flinguer par le regard dédaigneux de ma fille, me traitant implicitement, du haut de ses 7 ans, de « has been ». Grâce à une étude du magazine M (Le Monde), j’ai appris qu’en portant un caleçon moulant, je suis devenu « trendy » sans vraiment le vouloir. Il faut dire qu’il est spécialement mis en valeur par mon ventre musclé et mes pectoraux harmonieux (Et que ceux qui savent, se taisent à jamais…). Après le slip, le string (imaginez-moi en string) et le caleçon, et afin de rester dans le « move », je me prépare psychologiquement à me mettre au « megging », comme ce bon vieux Louis XIV. Ma photo sera bientôt surhttp://fuckyeahmeggings.tumblr.com/… Qui m’aime me suive !
  • Les riches exigent de payer plus d’impôts (pas tous… Certains se font la malle). J’ai adoré Stephen King (le maître de l’horreur) dans sa tribune poétiquement intitulée « Taxez-moi, merde ! » :  “I’ve known rich people, and why not, since I’m one of them? The majority would rather douse their dicks with lighter fluid, strike a match, and dance around singing ‘Disco Inferno’ than pay one more cent in taxes to Uncle Sugar.” Traduction approximative : « J’ai connu des gens riches, et pour cause, je suis l’un deux… La plupart préféreraient tremper leurs bites (excusez la traduction brute de coffrage) dans de l’essence, craquer une allumette et danser autour en chantant ‘Disco inferno’ plutôt que de payer un centime de plus à l’Oncle ‘Sucre’. »
  • Georges Friedmann, Hannah Arendt, et plus récemment Jeremy Rifkin (et même Michel Rocard), ont abordé le thème de la fin du travail dans le contexte d’une productivité en croissance constante et d’une croissance (quand elle n’est pas en berne) sans emploi. Youpi, on y est ! Nous sommes partis pour des années de croissance molle. Le travail de masse s’achève. Le plein-emploi est une relique du passé. J’entends le poète grec Antipatros entonne son hymne à l’oisiveté « Épargnez le bras qui fait tourner la meule, ô meunières, et dormez paisiblement! Que le coq vous avertisse en vain qu’il fait jour! ». Et que les inconditionnels défenseurs de la transcendante centralité du travail tremblent de rage!
  • D’après une étude de la revue Nature (« Approaching a state-shift in Earth’s biosphere »), mettant en avant l’accélération des changements climatiques et des pertes en termes de biodiversité, l’environnement terrestre pourrait franchir un point de non-retour avant la fin du siècle. Les écosystèmes de la planète pourraient connaître un effondrement total et irréversible d’ici 2100. Selon l’étude, 12 % à 39 % de la surface du globe connaitrait, sous la pression humaine, des conditions qui n’ont jamais été connues auparavant par les organismes vivants. La fulgurance de ce changement (à l’échelle du temps planétaire) empêcherait les écosystèmes de s’y adapter. Un des auteurs de l’étude résume la situation ainsi : « La planète ne possède pas la mémoire de son état précédent. Nous prenons un énorme risque à modifier le bilan radiatif de la Terre : faire basculer brutalement le système climatique vers un nouvel état d’équilibre auquel les écosystèmes et nos sociétés seront incapables de s’adapter. ». La bonne nouvelle est qu’en 2100, je ne serai plus là… L’autre bonne nouvelle (je vous ai dit qu’il y en a plein) est qu’avec un peu de chance, nous serons sauvés par l’empathie qui nous habite. J. Rifkin (le même qui nous parlait de la fin du travail) suggère dans son dernier livre que notre empathie naturelle pourrait rétablir l’équilibre menacé par l’entropie générée par notre espèce. « Si la nature humaine est matérialiste jusqu’à la moelle – égoïste, utilitariste, hédoniste -, on ne peut guère espérer résoudre la contradiction empathie-entropie. Mais si au plus profond, elle nous prédispose à (…) l’élan empathique, il reste au moins possible d’échapper au dilemme, de trouver un ajustement qui nous permette de rétablir un équilibre durable avec la biosphère  ». Me voilà rassuré…
  • Le ciel ne nous est pas tombé sur la tête. La crise n’est plus qu’un mauvais souvenir. La preuve : Gangnam Style, le clip déjanté du rappeur sud-coréen Psy (dans lequel il mime une danse du cheval) a franchi la barre symbolique du milliard de connexions Youtube. « Y’a des aristocrates et des parvenus, dans la connerie comme dans le reste. » (Audiard, Comment réussir quand on est con et pleurnichard – 1974). Dans tous les cas, la connerie humaine semble au top de son audience…
  • Une nouvelle étude menée, entre 1989 et 2005 en France, et portant sur plus de 26 000 hommes, montre un déclin spectaculaire (32%) de la concentration en spermatozoïdes du sperme, ainsi que de sa qualité (réduction 33%, de la proportion des spermatozoïdes de forme normale). Autrement dit, nos spermatozoïdes ne collent plus au canon de beauté du moment (imaginez les avec des boutons d’acné et des piercings sur la langue, les tétons et la queue) et se font plus rares là où on les attend normalement. C’est sûrement une crise d’adolescence doublée de tendances gothiques prononcées…  La bonne nouvelle c’est que j’ai déjà réussi, contre vents et marées, à procréer.  La seconde bonne nouvelle est qu’enfin, nous ferons l’amour sans aucune arrière-pensée primitive (de celles héritées de dizaines de milliers d’années d’évolution). Le tout, en épargnant à la Sécurité Sociale le coût superflu des moyens de contraception de tous genres (ce qui tombe plutôt pas mal compte tenu des soucis qu’on connait avec les pilules de 3ème et 4ème générations).
  • En attendant de pouvoir s’envoyer en l’air sans arrières-pensées procréatrices, sachez que les voyages en apesanteur se démocratisent : Dernièrement, l’agence spatiale française a fixé mars 2013 pour le démarrage de ses vols commerciaux de 2 h 30, comprenant cinq minutes d’apesanteur cumulées, pour 6 000 euros par personne. Pour ceux qui voudraient monter un peu plus haut et quitter l’atmosphère terrestre, Virgin Galactic fera leur bonheur : Un vol allant à 110 km au-dessus du sol, 6 minutes d’apesanteur, pour à peine 200 000 euros. Bonne nouvelle : la connerie humaine ne se refuse rien… Et « le jour où la connerie se vendra en tubes, il y en a qui seront les premiers à s’offrir une brosse à dents. » (Audiard)
  • Il n’y a pas que l’apesanteur qui se démocratise. La pauvreté aussi. Tout va bien quand on est tous dans la mouise… « Il paraît (même) que la crise rend les riches plus riches et les pauvres plus pauvres. Je ne vois pas en quoi c’est une crise. Depuis que je suis petit, c’est comme ça » (Coluche). La pauvreté concerne désormais des groupes sociaux préservés jusqu’ici par des mécanismes de solidarité familiale qui vacillent. Des millions de foyers sont rattrapés par le chômage de masse (on ne peut le dire autrement quand le quart de la population active est sans taf), le surendettement,  l’austérité implacable et les coupes drastiques dans les dépenses publiques d’éducation et de santé.  Les pays les riches couvent les ingrédients d’une crise sociale majeure, couplée à un traumatisme collectif. Et« quand les riches maigrissent, les pauvres meurent » (Proverbe chinois).
  • La polygamie sera bientôt proclamée « action d’utilité publique ». On discernera la légion d’honneur aux activistes polygames (car il faut être un révolutionnaire de la première heure pour tremper dans la polygamie). En Grèce, le taux de suicide a doublé au cours des trois dernières années, les trois-quarts des suicides étant commis par des hommes. Rien d’étonnant puisque que les hommes continuent à fonder leur identité, leur valeur, leur virilité, sur le travail. Bientôt, il y aura trop peu de mecs sur terre. C’est une bonne nouvelle en soi (il y aura moins de pipi sur les lunettes des chiottes).
  • Le transfert de technologie s’inverse et devient Sud-Nord. Par ce temps de crise, la Tunisie a réussi à exporter son savoir-faire en techniques suicidaires.  Giuseppe Campaniello, un maçon au chômage de Bologne, poursuivi pour ne pas avoir payé ses impôts, a opté pour l’immolation par le feu.
  • Sur l’île des Lotophages, le tourisme sexuel se porte à merveille. Les cougars sont en terrain conquis. La prostitution masculine est un métier d’avenir à condition de ne pas faire la fine bouche. Ce matin même, j’ai pu contempler ce business en plein essor : Une magnifique blonde d’un certain âge (mais d’un âge certain), aussi fripée qu’un Shar Pei, stand ambulant de la chirurgie esthétique ratée, au bras d’un jeunot (j’aurais pu dire un éphèbe, mais vous auriez pu le croire beau),  ayant le tiers de son âge, aux cheveux gominés et à la dentition jaune fluo. A Djerba, les films d’horreur se déroulent en pleine rue… Je me dis qu’il faut se prostituer un coup pour voir ce que le dévouement professionnel peut nous faire gober.
  • Etre un homme battu n’est plus un tabou. Les hommes violentés psychologiquement, physiquement et même parfois sexuellement par leurs femmes peuvent enfin s’adresser à SOS Hommes battus, association créée en 2009 par (paradoxalement ?) une femme : Sylvianne Spitzer, psychologue et experte en criminologie.  J’ai démarré mes recherches sur le sujet il y a quelques mois, suite à des discussions enflammées avec ma femme sur (devinez quoi !) les hommes violés. J’ai été ahuri par les chiffres disponibles aux Etats-Unis, au Canada, en Suisse et depuis peu en France. Près de 10 % des hommes seraient victimes de violences conjugales (et je n’en fais pas partie…). Outre le blog de l’association et le rapport de l’Observatoire National de la Délinquance et des Réponses Pénales, je vous invite à consulter les ouvrages de Sophie Torrent (L’Homme battu, un tabou au cœur du tabou) et de la psycho-criminologue Michèle Agrapart-Delmas (Femmes Fatales) où l’on apprend « qu’à la maison d’arrêt de Rennes, qui est exclusivement pour femmes, il y aurait 25% de femmes agresseurs sexuels impliquées dans des actes de pédophilie, d’inceste, mais aussi de viol sur d’autres femmes ou sur des hommes adultes. »

Desproges disait : « Il faut rire de tout. C’est extrêmement important. C’est la seule humaine façon de friser la lucidité sans tomber dedans ».

Mais n’oubliez pas : « le rire n’est jamais gratuit, l’homme donne à pleurer, mais il prête à rire ».

En 2012, l’apocalypse n’a pas eu lieu mais nous avons changé de monde. Nous avons fait un pas supplémentaire vers l’abîme salvateur, la culbute finale. Les banquiers centraux ont opté pour la politique de « l’open bar » en termes de stimulations, d’injections monétaires et d’accès aux liquidités, en espérant revoir le consommateur au bar, buvant  au goulot comme s’il n’y avait pas de demain. Or, se soûler n’a jamais été la solution. Et nos banquiers à la noix l’apprendront à leurs dépens. Nous vivons en ce moment la plus grosse bulle de dette (publique et privée) jamais connue par l’humanité. Son implosion fera de la crise de 2008 une sinécure (« a Sunday picnic », comme disent nos amis anglais). Les stimulations de tous genres ne font que tenir la bulle à bout de bras, à repousser l’échéance fatidique mais ne pourront en aucun cas apporter une solution durable. Ludwig von Mises le disait tellement bien : « There is no means of avoiding the final collapse of a boom brought about by credit expansion. The alternative is only whether the crisis should come sooner as a result of the voluntary abandonment of further credit expansion, or later as a final and total catastrophe of the currency system involved. »

Ca fait des années que je vous tanne avec le désencombrement, la sobriété heureuse, la décroissance volontaire. Durant ces années, je me suis enrichit de ce dont je me suis allégé. J’ai irrité (et le mot est gentil) ma femme avec mes tendances monomaniaques à scruter nos habitudes, à évaluer chaque besoin et à raisonner chaque envie. Les cinq R de « Refuse – Reduce – Reuse – Recycle – Rot » (refuser, réduire, réutiliser, recycler, composter) deviennent soulantes, à la longue. Mais stoïque a été ma femme…

En combattant le superflu, en le réduisant à sa plus simple expression (car, même quand il n’y en a plus, il y en a encore un peu), les traits de la vie deviennent plus discernables. La vie elle-même devient plus éclatante, une fois débarrassée de ce brouillard consumériste qui l’enveloppe. Nombreux sont ceux qui se cachent encore derrière les nouvelles tendances de recyclage et d’écoconception, acquérant  ainsi un « permis à consommer », voire à surconsommer. Le recyclage ne sera jamais la panacée. La sobriété volontaire si.

Contrairement au fameux « Il faut que tout change pour que rien ne change » de l’écrivain Giuseppe Tomasi (prince de Lampedusa), on navigue à vue en chantonnant  « Il faut que rien ne change pour que rien ne change ». C’est beaucoup plus simple, plus rassurant mais infiniment plus déprimant.

Le National Intelligence Council (NIC), la branche analytique et prospective des services de renseignement américains vient de pondre son rapport « Global Trends 2030 », projetant le monde de 2030 en termes de limitation des ressources, de pression démographique (avec son lot de défis environnementaux, climatiques et alimentaires et de tensions sur les ressources en eau et en matières premières) et de facteurs potentiels d’instabilité. Le rapport dessine une planète physiquement limitée, vieillissante et soumise à une urbanisation tous azimuts.  Il met en évidence des similitudes entre le monde d’aujourd’hui et celui des grandes transitions de l’Histoire : la fin de l’empire napoléonien en 1815, les lendemains des grandes guerres (1919 et 1945) et la chute du mur de Berlin en 1989 (J’aurais bien volontiers rajouté la chute de l’empire romain d’Occident en 476). A chaque fois, le monde a été à la croisée des chemins. A chaque fois, l’option retenue a façonné le monde sur des décennies.  De ce rapport, j’ai retenu deux points pour vous :

  1. l’urbanisation croissante « a conduit à des réductions drastiques des forêts, des changements négatifs dans le contenu nutritif et la composition microbienne des sols, des altérations dans la diversité des plantes et animaux supérieurs (incluant des extinctions locales) ainsi que des changements dans la disponibilité et la qualité de l’eau douce. »
  2. Les rendements agricoles s’améliorent certes mais à un rythme qui ne compense guère l’augmentation des besoins alimentaires de la population mondiale. « Au cours de sept des huit dernières années, le monde a consommé plus de nourriture qu’il n’en a produit. Une grande étude internationale estime qu’en 2030, les besoins annuels en eau atteindront 6 900 milliards de mètres cubes, soit 40 % de plus que les ressources durables actuelles. »

Bon… je pense que vous avez reçu le message 5/5. Tout va bien dans le meilleur des mondes.

Entre temps, nos p’tits lutins (voir mon billet de l’année dernière :http://tingitingi.canalblog.com/archives/2012/01/03/23145266.html ) ont survécu tant bien que mal à la crise. Les lutins banquiers ont fait passer leurs soucis de solvabilité pour de simples problèmes de liquidité. Ils ont eu alors accès à l’open bar du lutin super-banquier, qui s’est contenté de faire tourner la planche à billets à donf, le tout avec la bénédiction des lutins tchatcheurs-politicards. Et vu qu’ils maitrisent l’art du larmoiement, ils se sont aussi faits renflouer par les mêmes lutins tchatcheurs-politicards. Des milliers de milliards (oui oui des billions… mais « milliers de milliards », ça en jette plus !) de kilos de champignons y sont passés. Les lutins banquiers ont repris sereinement leur business lucratif d’avant, en évitant scrupuleusement tout ce qui fait partie de l’économie « réelle » (peu sexy et très risquée). Quant aux lutins tchatcheurs-politicards, ils se sont finalement retrouvés dans la mouise (qui ne fait que se déplacer):

  • Avec un endettement hallucinant dépassant de loin la production nationale de champignons. Cette dernière étant en chute libre compte tenu de la défection des lutins consommateurs à gogo, dont une bonne partie a été mise au chômage technique et l’autre partie ne rêve que de se faire oublier.
  • Avec un déficit de fonctionnement qui montre à l’évidence qu’ils pètent plus haut que leurs culs.
  • Avec une méfiance de plus en plus palpable de la part des lutins trimeurs (surtout ceux aux yeux bridés, qui épargnent et qui prêtent) qui doutent de leur capacité à rembourser. Les 2 partis se tiennent par la barbichette, mais l’un des deux finira par craquer.

Conscients du fait qu’ils ont tiré leurs dernières cartouches, nos lutins tchatcheurs-politicards  sont actuellement en train de se faire tout petits, tout discrets (en attendant que la tempête passe et qu’on les oublie), de réduire la voilure sur tout ce qui est accessoire et superflu (éducation, santé, retraites, aides sociales…) et d’augmenter les ponctions sur les lutins-trimeurs qui font partie de leur circonscription. Un double effet kiss-cool qui fait descendre les lutins-trimeurs dans la rue… Les lutins-indignés sont nés. Dans peu de temps, les lutins casseurs-révolutionnaires et les lutins flics-mateurs entreront dans la danse.

L’ensemble du système sera alors au pied du mur. Ce système a été dessiné pour un monde en perpétuelle croissance.  Ce n’est donc pas étonnant qu’il soit devenu en perpétuelle surcapacité. Seule la reprise de la consommation à gogo et à crédit (ou une surprenante rupture technologique) lui donnera une porte de sortie honorable. En l’absence d’une telle reprise, il ne pourra que végéter ou imploser. Une histoire à suivre de près, car on est tous des lutins dans le pétrin. Et si le Titanic coule, même les passagers de première classe y resteront (image poétique que je dois au ministre des affaires étrangères espagnol).

On a juste vécu une p’tite crise du Système. On a ensuite subi une p’tite réplique insignifiante. Et on vivra sous peu l’ivresse de la troisième phase, telle que décrite par Baudelaire dans « Du vin et du hachisch » : « La troisième phase, séparée de la seconde par un redoublement de crise, une ivresse vertigineuse suivie d’un nouveau malaise, est quelque chose d’indescriptible. C’est ce que les Orientaux appellent le kief; c’est le bonheur absolu. » Le kief est pour bientôt…

A la même époque de l’année dernière, je vous suggérais de mettre vos ceintures de sécurité car ça allait secouer.  Les secousses ont failli laisser deux-trois pays sur le bitume. Cette année, le masque et les palmes s’imposent. Gonflez bien vos poumons, car c’est parti pour cinq années d’apnée, d’ivresse…

Et puis, n’oubliez pas : La révolution est en marche. Notre p’tite carte est là pour vous en apporter la preuve…

Sachant que « sur cent personnes à qui l’on souhaite bonne année, bonne santé le premier janvier, deux meurent d’atroces souffrances avant le pont de la Pentecôte » (Desproges),j’ai décidé de ravaler mes vœux.

Bises à toutes et à tous.

Zouheir

 

PS I : Pour suivre nos conneries sur Twitter : https://twitter.com/#!/Tingitingi

Quant aux insultes éventuelles, continuez à les envoyer sur notre adresse réservée :nicolas@sarkozy.fr

PS II : En cadeau de Noël, je vous ai déniché une p’tite adaptation (de Jérôme Leroy, visible sur le site bakchich.info) des ‘Tontons flingueurs’ à la crise des subprimes et au plan Paulson.

La grande classe internationale… Ames sensibles s’abstenir.

 

F-    Alors qu’est-ce qui vous amène encore, les Volfoni ?

V-   Fernand, t’as plus d’esgourdes ou quoi, t’entends plus rien, t’es aussi sourdingue que le Mexicain sur son déclin. C’est la crise financière, Fernand, la catastrophe pour l’actionnaire, l’Armageddon de la thune, l’apocalypse du crédit. Y vont nous l’enfiler jusqu’au trognon, Fernand, les amerloques. Ca va être le plan Marshall à l’envers, mon petit camarade, l’Europe ruinée, le populo sur les routes, le retour à la barbarie. On est à la limite du nervous brèquedonne géopolitique, Fernand. Ca va se finir avec des émeutes devant les épicemards, à se peigner comme des sauvages autour d’un paquet de spaghettis. J’te dis qu’ça, mon Fernand, on va être éparpillé façon puzzle, nous et nos PME d’honnêtes artisans, élevés dans le souci du travail bien fait et de la prestation de qualité chez l’arpenteuse de trottoir.

F-    Arrêtez les Volfoni, vous z’allez finir par me foutre le traczir. On n’a rien à craindre, nous, on est l’économie réelle. Personne va nous les prendre, nos kilomètres de bitume avec nos gagneuses. Même que j’aurais tendance à penser que vu le climat est pas franchement à la sérénité, le goldène boïlle, y va venir plus souvent qu’à son tour se faire shampouiner le chauve, histoire d’oublier ses tracas monétaires.

V-   Et avec quoi, il va la payer la gonzesse. Des tickets de PMU ? Il a plus rien, le goldènen boïlle, qu’est-ce que tu crois, Fernand ? Ses portefeuilles ont été atomisés, ses actions sont hachées menues et ses sicav glissent sur la pente fatale, il est raide comme un passe-lacet, il a autant de pouvoir d’achat qu’un clandestin anorexique, ton traideure. Même une gâterie moldave genre « pimpon vl’a pompier qui passe », il aura pu les moyens, ton cave.

F-    Et ce Paulson, là, son plan pour arrêter le carnage, ça a l’air sérieux. Un secrétaire au Trésor, c’est quand même pas le premier branque venu. C’est pas des comiques, les protestants en général, non ? Le luthérien, c’est pas son genre à échafauder du baroque, à sombrer dans le somptuaire, à jeter le pognon par les lucarnes. Ca a le souci du grisbi, ces hommes-là, quand même, les gouverneurs de banque centrale et tout le toutim, ils ont les arpions sur le plancher des vaches, quoi, enfin…

V-   Parce que les subprimes, ça te semble une idée rationnelle, Fernand ? Tu stratosphérises de la chéchia ou quoi ? Un coup de chaleur de parpaillots illuminés, voilà c’qui s’est passé et voilà pourquoi on est dans une telle mouscaille. Tu fais confiance à un pays qui pourrait avoir comme vice-présidente une grande bringue à lunettes avec un fusil, une Jeanne d’Arc des Icebergs qui te fait des chiées de mômes en se faisant ramoner le frifri sur des dépouilles encore fumantes d’un ours blanc dégommé à l’obusier de campagne. Je vais te dire ce que c’est, moi, le plan Paulson, c’est un piège à caves, un truc de bandits de grand chemin, de Robin des bois qu’aurait pris trop de schnouffe et qui piquerait le pognon des pauvres pour le donner aux riches qui risqueraient de devenir pauvres. Même le Bernard Tapie, qu’est pourtant pas un enfant de Marie, il aurait pas osé dans ces proportions-là. Et son coup du Lyonnais, là, ses dommages et intérêts, permets nous de t’affranchir : c’est du grand art, on irait même jusqu’à apprécier l’esthétique de la chose, le sublime dans l’empapaoutage du citoyen. Mais t’auras beau dire, le Nanard, ça reste un amateur, un joueur de deuxième division si tu compares avec le Paulson et son plan pour glandus. Paulson, c’est du grand art, de la haute couture pour rhabiller les banquiers qui se sont retrouvés à loilpé à force de jouer avec le crédit des pue-la-sueur qu’avait même pas le moyens de se payer un petit home où qui zauraient bu du ouisquie en regardant les télé-évangélistes.

F-    Qu’est-ce qu’on va faire, alors, les mecs, parce que moi le discours de Toulon du cavillon à Rollex, il m’a comme qui dirait moyennement rassuré. Un jour, il taille des plumes au Capital et l’autre, il se prend pour Lénine en pleine NEP. Et pis en face, l’illuminée du Poitou, j’la sens pas franchement. J’ai jamais eu la mentalité scoute, pour tout vous dire.

V-     C’qu’on va faire, Fernand, c’est comme d’habitude. On va planquer de la joncaille en loucedé et puis on va boire un canon. Entre hommes..

Oiseau de mauvaise augure…

« The crisis takes a much longer time coming than you think, and then it happens much faster than you would have thought, and that’s sort of exactly the Mexican story. It took forever and then it took a night. » – Rudiger Dornbusch

L’oiseau de mauvaise augure est de retour…
N’avez-vous pas l’impression que les choses se précipitent ? Que ça pète de toute part (socialement, économiquement et géopolitiquement) ?

Il n’y a aucun moyen d’éviter l’écroulement final d’un système dont la richesse a été fondée sur le crédit à gogo et la frénésie de consommation qui va avec (*). Le maelström se déchainera tôt, si l’on opte pour un bannissement volontaire de cette boulimie de crédit, ou tard, si l’on s’obstine encore à garder l’ensemble du système sous perfusion. Les monnaies s’écrouleront dans la foulée, la prospérité (réelle ou simulée) s’évaporera, un vent de panique soufflera, et les démunis de tout bord (et ils seront nombreux) sortiront dans la rue. Le sang jaillira  et la connerie humaine (avec son lot de nationalisme, de protectionnisme, d’extrémismes divers) triomphera (encore).

Contrairement aux idées reçues, et malgré l’acharnement thérapeutique des banquiers centraux (les nouveaux Dieux de l’Olympe),  notre système est encore plus vulnérable qu’en 2008. Nous naviguons à vue au sein de la bulle de crédit la plus gigantesque jamais créée… bulle maintenue à bout de bras de tous ces fous de l’assouplissement quantitatif, mais dont l’éclatement reste inéluctable. Le jour où ça arriverait (et j’ai comme un pressentiment que ça ne saurait tarder), la dépression de 2008 nous paraitrait aussi agréable qu’un pique-nique entre amis. On regrettera même l’austérité du bon vieux temps ayant précédé la Chute Finale.

La descente aux enfers ne fait que commencer…
Le grand « delevraging » est en marche et rien ne peut plus l’arrêter….

La spirale déflationniste guette… La destruction de valeur sera horrible à voir. La classe moyenne sera lessivée. Notre système monétaire y laissera ses fesses…

Les banquiers centraux (qui se sont crus supérieurs à leurs prédécesseurs, plus intelligents, plus innovateurs, plus rapides à la détente…) se trouveront bien minables et bien ridicules au fin fond de leur trappe à liquidité. Le cas des Etats sera encore plus spectaculaire avec les devises qui s’écroulent, les portes du crédit qui se ferment, et les coûts de financement qui grimpent au ciel… Leurs cadavres viendront alors joncher les sentiers de l’Histoire, comme bien d’autres avant eux.

Depuis la dernière crise, nous n’avons fait que nous enfoncer un peu plus dans la vase, à coups de baguette magique (planche à billets, expansion monétaire, incitation au crédit), de confiance aveugle dans la capacité des banquiers centraux à nous sortir de la moise, de visions court-termistes, et de manque globalisé de discernement. On a toujours du mal à croire que l’hyper-cycle de crédit, qui a porté les 30-50 glorieuses, touche à sa fin…
“A 30-50 year virtuous cycle of credit expansion which has produced outsize paranormal returns for financial assets—-bonds, stocks, real estate and commodities alike—-is now deleveraging because of excessive risk and the price of money at the zero-bound. We are witnessing the death of abundance and the borning of austerity, for what may be a long, long time.” (Bill Gross, Février 2012)

C’est la fin d’une époque. Nous serons bientôt rattrapés pas l’amère réalité…

(*) Depuis les années 70, les ménages n’ont bénéficié que très peu de tous les gains liés à la productivité. Maintenir leur standard de vie n’a pu se faire qu’à crédit. Il est évident que sans cet accès facilité (voire laxiste) au crédit, la demande de consommation n’aurait jamais pu soutenir la croissance de toutes ces économies développées durant toutes ces années. Le problème structurel serait alors apparu à la lumière du jour bien plus tôt…

Assassinat politique sur la place Syntagma…

« Puisque mon âge avancé ne me permet pas de réagir de façon dynamique (mais si un Grec attrapait une Kalachnikov, je serais juste derrière lui), je ne vois pas d’autres solutions que cette fin digne de ma vie. Ainsi, je n’aurai pas à fouiller les poubelles pour assurer ma subsistance » : ceux-ci fussent les derniers mots de Dimitris Christoulas, 77 ans,  pharmacien à la retraite, avant de mettre fin à sa vie en se tirant une balle dans la tête, à quelques pas du parlement grec.

Il y a quelques années, en me baladant dans les ruelles de la banlieue nord (et occasionnellement huppée) de Tunis, je suis tombé nez à nez avec un clochard, noir comme la misère, dont les haillons ont arrêté depuis longtemps de couvrir le corps, à moitié enfoui dans une poubelle du quartier, dévorant ce qui ressemblait à une carcasse de poulet.

Nos regards se sont croisés un instant. Le mien n’a pu soutenir le sien.

Et j’ai passé mon chemin… la mort dans l’âme, ébranlé par cette dignité qui fout le camp.

Ce jour là, mon diagnostic était fait. La révolte et le lynchage public me semblait déjà la seule issue possible pour un peuple qui vivait dans le noir absolu… sans lueur d’espoir, sans perspectives. La suite de l’histoire, vous la connaissez…

Aujourd’hui, avec le départ de Dimitris, je fais exactement le même diagnostic, mais à une échelle un peu plus globalisée. Le Système est en train de signer son arrêt de mort. Bientôt, il suppliera pour qu’on l’achève tellement ses douleurs seront insoutenables.

La basse-cour du roi Nicolas

J’adore ce regard acéré qu’Anne Roumanoff porte sur l’arène politique française de mes d…

Un renard prénommé Nicolas sur une basse-cour régnait.
Mais il était contesté.
Il ne fait pas rentrer assez de blé.
Nous n’avons plus de grains à picorer, se lamentaient les animaux affamés.
Je fais de mon mieux, répondait Nicolas. Sans moi, ça serait pire, croyez-moi.
Il y a une énorme crise mondiale.
Ne l’oubliez pas, c’est infernal.

Beaucoup d’animaux voraces
Rêvaient pourtant de prendre sa place.

A gauche, la vache Martine et la pintade Ségolène
Crurent, un temps, pouvoir devenir reines.

Mais ce fut le pigeon François qui leur fit la nique.
Aidé, malgré lui, par le cochon Dominique,

Qui manqua d’aller à l’abattoir,
Pour avoir culbuté une grande poule noire.

Mais la pire ennemie du roi Nicolas et du pigeon François
Était la fille d’un loup borgne qui avait échoué à devenir roi.

Cette louve à la voix rauque et à la chevelure blonde
Se faisait passer pour une brebis aux yeux du monde.

Elle répétait comme une litanie : «Il faut plus de poulets
Pour renvoyer chez eux les animaux étrangers,
Sans eux, nous serions tellement plus heureux.»

Certains moutons l’écoutaient béats :
«Bêê, elle dit tout haut ce que nous pensons tout bas.»
Le pigeon François, le roi Nicolas, l’ours Mélenchon et la taupe Eva

Faisaient de leur mieux pour éradiquer la terrible maladie
Répandue par la louve déguisée en brebis
Qui avait pour nom haine et démagogie.

Hélas ! à six mois des élections, Personne ne sait encore pour de bon
Qui de la farce sera le dindon

Ils nous bercent de bobards…

Des bobards, encore des bobards et rien que des bobards… Voilà ce qu’on nous sert à longueur de journée et ce qu’on gobe avec un plaisir qui ne se dément pas.

On nous assure de la viabilité de notre système socio-économique quand les crises se succèdent et s’intensifient (crise des subprimes, crise de la dette d’état, crise de l’Euro), que les populations les plus riches crient leur incapacité à joindre les deux bouts (des indignés qui pullulent un peu partout, un chômage endémique, des déséquilibres hallucinants entre actionnaires et salariés, entre riches et pauvres, entre ceux qui triment et ceux qui dépensent sans compter), que les populations les plus vulnérables crèvent la bouche ouverte (victimes des fureurs de la nature et de la tyrannie) dans une insouciance joyeuse, et que, dans ce brouhaha généralisé, on se laisse guider par des politicards qui branlent le mammouth (et qui s’extasient sur leur capacité à maquiller un Etat en défaut, en un abandon volontaire de créances) entre deux ballets de berlines et deux séances de poignées de main…

Gaïa gronde (lisez juste le rapport annuel 2010 de Munich Re pour vous en convaincre) mais on persiste à nous bassiner avec notre capacité à inverser le cours des choses sur le plan écologique… J’ai adoré l’interview de Mohamed Nasheed, président de la République des Maldives, par Le Monde. J’ai adoré sa lucidité d’homme pris dans le caca, qui sait qu’il en a plein la bouche, et qui, désormais, a arrêté de se boucher le nez et de se bercer avec l’éternel « pourvu que celui qui pète depuis des heures passe son chemin ».

Son analyse de la situation s’en trouve épurée, simple et limpide : « Pour comprendre la réalité du réchauffement, il faut avoir de l’eau dans son salon. A Manhattan, on réalisera tout cela un peu plus tard parce qu’ils sont derrière des digues. Mais un jour, à New York, ils verront de l’eau dans leur salon et ils se diront : « Tiens, le changement climatique est une réalité ! » Chez nous, aux Maldives, l’eau est déjà dans la maison… Je pense que nous avons une petite fenêtre d’opportunités pour infléchir le cours des choses. Mais nous ne pouvons pas conclure un accord avec la nature. Nous ne pouvons pas discuter avec les lois de la physique, ne soyons pas fous ! Ce n’est pas l’Organisation mondiale du commerce, ce n’est pas un traité de désarmement ! On ne peut pas négocier avec la nature. »

Mon message n’est pas optimiste… Je le sais. Mais son pessimisme est à des années-lumière de la menace globale qui nous guette et qui finira par nous rattraper.
Je persiste et signe : nous somme à la veille d’une rupture majeure, d’un changement de paradigme qui dépasse tout entendement… Et toute l’imagination du monde ne nous permettra pas d’en cerner les contours.

Planquez-vous !

Game is over

Dans la continuité de ma vision de fin du monde (tel qu’on le connait, bien évidemment), je vous ai déniché une perle : Ann Barnhardt, boss de Barnhardt Capital Management, qui nous annonce la fin de la partie. Cette nana, je l’adore. Elle dit tellement bien ce que je pense tout haut:

« It’s over. There is no coming back from this. The only thing that can happen is a total and complete collapse of EVERYTHING we now know, and humanity starts from scratch. And if you think that this collapse is going to play out without one hell of a big hot war, you are sadly, sadly mistaken. »

Le nettoyage par le vide se révèle parfois le seul remède possible à nos maux… malheureusement.

Un rêveur irréaliste…

Dans mon troisième avion de la semaine, et entre deux dodos réparateurs, j’ai relu le discours deHaruki Murakami (écrivain japonais engagé, auteur de « La ballade de l’impossible », « Kafka sur le rivage » et « Chroniques de l’oiseau à ressort »), prononcé il y a quelques mois à Barcelone, lors de la remise du prix international de Catalogne… un discours qui m’a beaucoup touché.

Tout en dénonçant l’usage de l’énergie nucléaire au Japon, Murakami marque son opposition viscérale à l’engrenage de l’efficience qui obnibule nos sociétés, engrenage qui fait perdre l’homme sa dignité, le fait dévaster sa terre et détruire sa propre vie…
« Nous ne devons pas avoir peur de rêver. Nous ne devons jamais laisser ces chiens de malheur qui ont pour nom « efficacité » et « commodité » nous rattraper. Nous devons être des « rêveurs irréalistes » qui avancent d’un pas ferme et décidé »

J’ai retrouvé un autre discours du même Murakami, prononcé cette fois-ci lors de la remise du prix de Jérusalem pour la liberté de l’individu dans la société (2009). Le rêveur irréaliste s’y attaque au Système : «Nous sommes tous des œufs fragiles face à un mur solide. Ce mur a pour nom « le Système ». Il est trop haut, trop solide, trop froid. Si nous avons un quelconque espoir de gagner, il ne peut provenir que de notre foi dans le caractère unique et irremplaçable de nos âmes et de la chaleur que l’on obtient en les unissant »

Ce mur est ma hantise.

Ce mur me fait chier…

Chapeau l’artiste…

Jossot, l’anarcho que j’aurais aimé être…

Quand on me titille sur mes phobies sociétales, sur mon dédain viscéral des conformismes et des normes, je ne peux m’empêcher de penser aux paroles acérées de Gustave Henri Jossot (1866-1951, caricaturiste, affichiste et écrivain satirique, ayant emprunté le nom d’Abdoul Kerim Jossot après sa conversion à l’Islam et son installation en Tunisie) qui ne cessait de  décortiquer  « les tares d’une société dans laquelle le mensonge est roi » , de cracher sur les institutions, n’y voyant que mensonges et mascarade,  recherche obsessionnelle de l’ordre, entrave à la liberté individuelle et insulte à l’intelligence.

En abandonnant cette société qu’il détestait tant, il a pu dire :

« Je vis en dehors du troupeau ; je vous fuis tous, vous, vos bergers et vos chiens. J’ai dit adieu à tout ce qui vous passionne ; j’ai rompu avec vos traditions ; je ne veux rien savoir de votre société maboulique ; ses mensonges et son hypocrisie me dégoûtent. Au milieu de votre fausse civilisation je m’isole ; je me réfugie en moi-même ; je ne trouve la paix que dans la solitude. » (Le Banquet du 30 avril 1939)

C’est aussi lui qui disait : « Je ne sais si c’est l’effet de l’isolement ; mais je deviens plus anarcho que jamais et toutes les fois que je songe à la Société, j’ai envie de dégueuler. »

Je n’en suis pas là… Pas encore…

PS : Jossot aurait sûrement adoré Facebook…

Narcissisme intellectuel…

Rares sont les articles qui ont pu me donner l’envie irrésistible de les colporter… Ces derniers temps, trois ont, cependant, réussi cet exploit. Mais si je le fais, c’est par pur narcissisme intellectuel. C’est, en quelque sorte, ma façon de m’auto-mousser, en me disant « voilà des personnes illustres qui écrivent merveilleusement bien ce que je pense ». Avoir Augagneur, Todorov et LaTour comme « nègres », c’est quand même le pied !

Le premier, « Le genre humain menacé » (Le Monde du 3/4/2011), est dû à Michel Rocard, Dominique Bourg et Floran Augagneur, et traite de la nécessité de transformer rapidement nos sociétés afin de composer avec les défis écologiques et leurs conséquences sociales et politiques. Leur verdict est grave : « Lorsque l’effondrement de l’espèce apparaîtra comme une possibilité envisageable, l’urgence n’aura que faire de nos processus, lents et complexes, de délibération. Pris de panique, l’Occident transgressera ses valeurs de liberté et de justice »

Le second, « La tyrannie de l’individu » (Le Monde du 27/3/2011), est de Tzvetan Todorov, historien des idées et essayiste. Il y analyse le passage du tout-Etat totalitaire au tout-individu ultralibéral, ou comme il dit « d’un régime liberticide à un autre, d’esprit « sociocide » », pour arriver au constat accablant suivant : « La tyrannie des individus est certainement moins sanglante que celle des Etats ; elle est pourtant, elle aussi, un obstacle à une vie commune satisfaisante »

Enfin, le troisième, « En attendant Gaïa, ou comment l’homme a changé la Terre » (Libé du 29/6/2011), nous le devons à Bruno LaTour, philosophe et anthropologue. Il y aborde la portée de notre action sur l’ensemble de la biosphère, et l’urgence de changer de trajectoire. Je ne peux m’empêcher d’en archiver quelques extraits choisis :
« Comme un anneau de Moebius, cette Terre qui semblait nous contenir, nous la contenons à notre tour par l’étendue même de nos actions. « Gaïa » est le nom que certains savants donnent à ce ruban ou plutôt à ce nœud coulant qui nous étranglera avant que nous ne l’étranglions. […] D’autres nous demandent de décroître, en tous cas de nous faire plus petits, plus discrets, ce qui reviendra à plier notre taille de géant pour devenir une sorte d’Atlas modeste et frugal. Ce qui revient à nous demander d’abandonner nos ambitions, nos espoirs de conquête, notre goût pour l’artifice et l’innovation, sans oublier cette volonté qui fut si belle de nous émanciper enfin de toutes nos chaînes. […] Et dans cet apprentissage impossible il faut entrer vite, car on assure que Gaïa ne nous laissera pas beaucoup de temps. Certains affirment même qu’elle nous ferait la guerre. Les guerres nous connaissons, mais comment croire qu’on peut gagner celle-là ? Si nous gagnons contre elle, nous perdons et si nous perdons, nous perdons encore ! Drôle de guerre vraiment. »

 

Le genre humain, menacé
Le Monde du 3/4/2011 p.18 Décryptages-Débats

Il sera bientôt trop tard pour remédier aux catastrophes écologiques et à leurs conséquences sociales et politiques.

Une information fondamentale publiée par l’Agence internationale de l’énergie (AIE) est passée totalement inaperçue : le pic pétrolier s’est produit en 2006. Alors que la demande mondiale continuera à croître avec la montée en puissance des pays émergents (Chine, Inde et Brésil), la production de pétrole conventionnel va connaître un déclin inexorable après avoir plafonné. La crise économique masque pour l’heure cette réalité.
Mais elle obérera tout retour de la croissance. La remontée des coûts d’exploration-production fera naître des tensions extrêmement vives. L’exploitation du charbon et des réserves fossiles non conventionnelles exigera des investissements lourds et progressifs qui ne permettront guère de desserrer l’étau des prix à un horizon de temps proche. Les prix de l’énergie ne peuvent ainsi que s’affoler.

Le silence et l’ignorance d’une grande partie de la classe politique sur ce sujet ne sont guère plus rassurants. Et cela sans tenir compte du fait que nous aurons relâché et continuerons à dissiper dans l’atmosphère le dioxyde de carbone stocké pendant des millénaires… Chocs pétroliers à répétition jusqu’à l’effondrement et péril climatique. Voilà donc ce que nous préparent les tenants des stratégies de l’aveuglement. La catastrophe de Fukushima alourdira encore la donne énergétique.

De telles remarques génèrent souvent de grands malentendus. Les objections diagnostiquent et dénoncent aussitôt les prophètes de malheur comme le symptôme d’une société sur le déclin, qui ne croit plus au progrès. Ces stratégies de l’aveuglement sont absurdes. Affirmer que notre époque est caractérisée par une  » épistémophobie  » ou la recherche du risque zéro est une grave erreur d’analyse, elle éclipse derrière des réactions aux processus d’adaptation la cause du bouleversement.

Ce qui change radicalement la donne, c’est que notre vulnérabilité est désormais issue de l’incroyable étendue de notre puissance. L' » indisponible  » à l’action des hommes, le tiers intouchable, est désormais modifiable, soit par l’action collective (nos consommations cumulées) soit par un individu isolé ( » biohackers « ). Nos démocraties se retrouvent démunies face à deux aspects de ce que nous avons rendu disponible : l’atteinte aux mécanismes régulateurs de la biosphère et aux substrats biologiques de la condition humaine.
Cette situation fait apparaître  » le spectre menaçant de la tyrannie  » évoqué par le philosophe allemand Hans Jonas. Parce que nos démocraties n’auront pas été capables de se prémunir de leurs propres excès, elles risquent de basculer dans l’état d’exception et de céder aux dérives totalitaristes.

Prenons l’exemple de la controverse climatique. Comme le démontre la comparaison entre les études de l’historienne des sciences Naomi Oreskes avec celles du politologue Jules Boykoff, les évolutions du système médiatique jouent dans cette affaire un rôle majeur. Alors que la première ne répertoria aucune contestation directe de l’origine anthropique du réchauffement climatique dans les revues scientifiques peer reviewed ( » à comité de lecture « ), le second a constaté sur la période étudiée que 53 % des articles grand public de la presse américaine mettaient en doute les conclusions scientifiques.

Ce décalage s’explique par le remplacement du souci d’une information rigoureuse par une volonté de flatter le goût du spectacle. Les sujets scientifiques complexes sont traités de façon simpliste (pour ou contre). Ceci explique en partie les résultats de l’étude de l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (Ademe) pilotée par Daniel Boy sur les représentations sociales de l’effet de serre démontrant un sérieux décrochage du pourcentage de Français attribuant le dérèglement climatique aux activités humaines (65 % en 2010, contre 81 % en 2009). Ces dérives qui engendrent doute et scepticisme au sein de la population permettent aux dirigeants actuels, dont le manque de connaissance scientifique est alarmant, de justifier leur inaction.

Le sommet de Cancun a sauvé le processus de négociation en réussissant en outre à y intégrer les grands pays émergents. Mais des accords contraignants à la hauteur de l’objectif des seconds sont encore loin. S’il en est ainsi, c’est parce que les dirigeants de la planète (à l’exception notable de quelques-uns) ont décidé de nier les conclusions scientifiques pour se décharger de l’ampleur des responsabilités en jeu. Comment pourraient-ils à la fois croire en la catastrophe et ne rien faire, ou si peu, pour l’éviter ?
Enfermée dans le court terme des échéances électorales et dans le temps médiatique, la politique s’est peu à peu transformée en gestion des affaires courantes. Elle est devenue incapable de penser le temps long. Or la crise écologique renverse une perception du progrès où le temps joue en notre faveur. Parce que nous créons les moyens de l’appauvrissement de la vie sur terre et que nous nions la possibilité de la catastrophe, nous rendons celle-ci crédible.

Il est impossible de connaître le point de basculement définitif vers l’improbable ; en revanche, il est certain que le risque de le dépasser est inversement proportionnel à la rapidité de notre réaction. Nous ne pouvons attendre et tergiverser sur la controverse climatique jusqu’au point de basculement, le moment où la multiplication des désastres naturels dissipera ce qu’il reste de doute. Il sera alors trop tard. Lorsque les océans se seront réchauffés, nous n’aurons aucun moyen de les refroidir.

La démocratie sera la première victime de l’altération des conditions universelles d’existence que nous sommes en train de programmer. Les catastrophes écologiques qui se préparent à l’échelle mondiale dans un contexte de croissance démographique, les inégalités dues à la rareté locale de l’eau, la fin de l’énergie bon marché, la raréfaction de nombre de minéraux, la dégradation de la biodiversité, l’érosion et la dégradation des sols, les événements climatiques extrêmes… produiront les pires inégalités entre ceux qui auront les moyens de s’en protéger, pour un temps, et ceux qui les subiront. Elles ébranleront les équilibres géopolitiques et seront sources de conflits.

L’ampleur des catastrophes sociales qu’elles risquent d’engendrer a, par le passé, conduit à la disparition de sociétés entières. C’est, hélas, une réalité historique objective. A cela s’ajoutera le fait que des nouvelles technologies de plus en plus facilement accessibles fourniront des armes de destruction massive à la portée de toutes les bourses et des esprits les plus tourmentés.

Lorsque l’effondrement de l’espèce apparaîtra comme une possibilité envisageable, l’urgence n’aura que faire de nos processus, lents et complexes, de délibération. Pris de panique, l’Occident transgressera ses valeurs de liberté et de justice. Pour s’être heurtées aux limites physiques, les sociétés seront livrées à la violence des hommes. Nul ne peut contester a priori le risque que les démocraties cèdent sous de telles menaces.
Le stade ultime sera l’autodestruction de l’existence humaine, soit physiquement, soit par l’altération biologique. Le processus de convergence des nouvelles technologies donnera à l’individu un pouvoir monstrueux capable de faire naître des sous-espèces. C’est l’unité du genre humain qui sera atteinte. Il ne s’agit guère de l’avenir, il s’agit du présent. Le cyborg n’est déjà plus une figure de style cinématographique, mais une réalité de laboratoire, puisqu’il est devenu possible, grâce à des fonds publics, d’associer des cellules neuronales humaines à des dispositifs artificiels.

L’idéologie du progrès a mal tourné. Les inégalités planétaires actuelles auraient fait rougir de honte les concepteurs du projet moderne, Bacon, Descartes ou Hegel. A l’époque des Lumières, il n’existait aucune région du monde, en dehors des peuples vernaculaires, où la richesse moyenne par habitant aurait été le double d’une autre. Aujourd’hui, le ratio atteint 1 à 428 (entre le Zimbabwe et le Qatar).
Les échecs répétés des conférences de l’ONU montrent bien que nous sommes loin d’unir les nations contre la menace et de dépasser les intérêts immédiats et égoïstes des Etats comme des individus. Les enjeux, tant pour la gouvernance internationale et nationale que pour l’avenir macroéconomique, sont de nous libérer du culte de la compétitivité, de la croissance qui nous ronge et de la civilisation de la pauvreté dans le gaspillage.

Le nouveau paradigme doit émerger. Les outils conceptuels sont présents, que ce soit dans les précieux travaux du Britannique Tim Jackson ou dans ceux de la Prix Nobel d’économie 2009, l’Américaine Elinor Ostrom, ainsi que dans diverses initiatives de la société civile.
Nos démocraties doivent se restructurer, démocratiser la culture scientifique et maîtriser l’immédiateté qui contredit la prise en compte du temps long. Nous pouvons encore transformer la menace en promesse désirable et crédible. Mais si nous n’agissons pas promptement, c’est à la barbarie que nous sommes certains de nous exposer.

Pour cette raison, répondre à la crise écologique est un devoir moral absolu. Les ennemis de la démocratie sont ceux qui remettent à plus tard les réponses aux enjeux et défis de l’écologie.

(Michel Rocard, Dominique Bourg, Floran Augagneur)

 

La tyrannie de l’individu
Article paru dans l’édition du 27.03.11 Le Monde

Pour qu’un pouvoir soit légitime, il ne suffit pas de savoir comment il a été conquis (par exemple par des élections libres ou par un coup d’Etat), encore faut-il voir de quelle manière il est exercé. Il y a bientôt trois cents ans, Montesquieu avait formulé une règle pour guider notre jugement : « Tout pouvoir sans bornes ne saurait être légitime », écrivait-il.

Les expériences totalitaires du XXe siècle nous ont rendus particulièrement sensibles aux méfaits d’un pouvoir illimité de l’Etat, capable de contrôler chaque acte de chaque citoyen. En Europe, ces régimes appartiennent au passé, mais, dans les pays démocratiques, nous restons sensibles aux interférences du gouvernement dans les affaires judiciaires ou la vie des médias, car cela a pour effet de supprimer toute limite posée à son pouvoir. Les attaques répétées menées par le président français ou par le premier ministre italien contre les magistrats et les journalistes sont une illustration de ce danger.

Cependant, l’Etat n’est pas le seul détenteur de pouvoirs au sein d’une société. En ce début du XXIe siècle, en Occident, l’Etat a perdu une bonne partie de son prestige, alors que le pouvoir étendu que détiennent certains individus, ou groupes d’individus, est devenu à son tour une menace. Elle passe pourtant inaperçue, car ce pouvoir se pare d’un beau nom, dont tout un chacun se réclame : celui de liberté. La liberté individuelle est une valeur qui monte, les défenseurs du bien commun paraissent aujourd’hui archaïques.

On voit facilement comment s’est produit ce renversement dans les pays ex-communistes d’Europe de l’Est. L’intérêt collectif y est aujourd’hui frappé de suspicion : pour cacher ses turpitudes, le régime précédent l’avait invoqué si souvent que plus personne ne le prend au sérieux, on n’y voit qu’un masque hypocrite. Si le seul moteur du comportement est de toute façon la recherche de profit et la soif de pouvoir, si le combat impitoyable et la survie du plus apte sont les dures lois de l’existence, autant cesser de faire semblant et assumer ouvertement la loi de la jungle. Cette résignation explique pourquoi les anciens apparatchiks communistes ont su revêtir, avec une facilité déconcertante, les habits neufs de l’ultralibéralisme.

A des milliers de kilomètres de là, aux Etats-Unis, dans un contexte historique entièrement différent, s’est développé depuis peu le mouvement du Tea Party, dont le programme loue à son tour la liberté illimitée des individus et rejette tout contrôle gouvernemental ; il exige de réduire drastiquement les impôts et toute autre forme de redistribution des richesses. Les seules dépenses communes qui trouvent grâce aux yeux de ses partisans concernent l’armée et la police, c’est-à-dire encore la sécurité des individus. Quiconque s’oppose à cette vision du monde est traité de cryptocommuniste ! Ce qui est paradoxal, c’est qu’elle se réclame de la religion chrétienne, alors que celle-ci, en accord avec les autres grandes traditions spirituelles, recommande le souci pour les faibles et les miséreux.

On passe, dans ces cas, d’un extrême à l’autre, du tout-Etat totalitaire au tout-individu ultralibéral, d’un régime liberticide à un autre, d’esprit « sociocide », si l’on peut dire. Or le principe démocratique veut que tous les pouvoirs soient limités : non seulement ceux des Etats, mais aussi ceux des individus, y compris lorsqu’ils revêtent les oripeaux de la liberté.

La liberté qu’ont les poules d’attaquer le renard est une plaisanterie, car elles n’en ont pas la capacité ; la liberté du renard est dangereuse parce qu’il est le plus fort. A travers les lois et les normes qu’il établit, le peuple souverain a bien le droit de restreindre la liberté de tous. Cette limitation n’affecte pas toute la population de la même manière : idéalement, elle restreint ceux qui ont déjà beaucoup de pouvoir et protège ceux qui en ont très peu.

Le pouvoir économique est le premier des pouvoirs qui reposent entre les mains des individus. L’entreprise a pour but de générer des profits pour ses détenteurs, sans quoi elle est condamnée à disparaître. Mais en dehors de leurs intérêts particuliers, les habitants du pays ont aussi des intérêts communs, auxquels les entreprises ne contribuent pas spontanément. C’est à l’Etat qu’il incombe de dégager les ressources nécessaires pour prendre soin de l’armée et de la police, mais aussi de l’éducation et de la santé, de l’appareil judiciaire et des infrastructures. Ou encore de la protection de la nature : la fameuse main invisible attribuée à Adam Smith ne sert pas à grand-chose dans ce cas. On l’a vu au cours de la marée noire dans le golfe du Mexique, au printemps 2010 : laissées sans contrôle, les compagnies pétrolières choisissent les matériaux de construction peu chers et donc peu fiables.

Face au pouvoir économique démesuré que détiennent les individus ou les groupes d’individus, le pouvoir politique se révèle souvent trop faible. Aux Etats-Unis, au nom de la liberté d’expression illimitée, la Cour suprême a autorisé le financement par les entreprises des candidats aux élections ; concrètement, cela signifie que ceux qui disposent de plus d’argent peuvent imposer les candidats de leur choix.
Le président du pays, assurément l’un des hommes les plus puissants de la planète, a dû renoncer à promouvoir une réforme juste de l’assurance médicale, à réglementer l’activité des banques, à diminuer les dégâts écologiques causés par le mode de vie de ses concitoyens.

Dans les pays européens, il arrive fréquemment que les gouvernements se mettent au service des puissances d’argent, donnant lieu à une nouvelle oligarchie politico-économique qui gère les affaires communes dans l’intérêt de quelques particuliers. Ou encore que les ministres en exercice se comportent en individus intéressés, en acceptant que des tiers paient leurs vacances…

La liberté d’expression est présentée parfois comme le fondement de la démocratie, qui pour cette raison ne doit connaître aucun frein. Mais peut-on dire qu’elle est indépendante du pouvoir dont on dispose ? Il ne suffit pas d’avoir le droit de s’exprimer, encore faut-il en avoir la possibilité ; en son absence, cette « liberté » n’est qu’un mot creux. Toutes les informations, toutes les opinions ne sont pas acceptées avec la même facilité dans les grands médias du pays. Or la libre expression des puissants peut avoir des conséquences funestes pour les sans-voix : nous vivons dans un monde commun. Si l’on a la liberté de dire que tous les Arabes sont des islamistes inassimilables, ils n’ont plus celle de trouver du travail ni même de marcher dans la rue sans être contrôlés.

La parole publique, un pouvoir parmi d’autres, doit parfois être limitée. Où trouver le critère permettant de distinguer les bonnes limitations des mauvaises ? Entre autres, dans le rapport de pouvoir entre celui qui parle et celui dont on parle. On n’a pas le même mérite selon qu’on s’attaque aux puissants du jour ou que l’on désigne au ressentiment populaire un bouc émissaire. Un organe de presse est infiniment plus faible que l’Etat, il n’y a donc aucune raison de limiter sa liberté d’expression lorsqu’il le critique, pourvu qu’il la mette au service de la vérité.

Quand le site Mediapart révèle une collusion entre puissances d’argent et responsables politiques, son geste n’a rien de « fasciste », quoi qu’en disent ceux qui se sentent visés. Les « fuites » de WikiLeaks notamment publié par Le Monde n’ont rien de totalitaire : les régimes communistes rendaient transparente la vie de faibles individus, pas celle de l’Etat. En revanche, un organe de presse est plus puissant qu’un individu, et le « lynchage médiatique » est un abus de pouvoir.

Les défenseurs de la liberté d’expression illimitée ignorent la distinction entre puissants et impuissants, ce qui leur permet de se couvrir eux-mêmes de lauriers. Le rédacteur du journal danois Jyllands-Posten, qui avait publié en 2005 l’ensemble des caricatures de Mahomet, revient sur l’affaire cinq ans plus tard et se compare modestement aux hérétiques du Moyen Age brûlés sur le bûcher, à Voltaire pourfendeur de l’Eglise toute-puissante ou aux dissidents réprimés par la police soviétique. Décidément, la figure de la victime exerce aujourd’hui une attraction irrésistible ! Le journaliste oublie, ce faisant, que les courageux praticiens de la liberté d’expression se battaient contre les détenteurs du pouvoir spirituel et temporel de leur temps, non contre une minorité discriminée.

Poser des bornes à la liberté d’expression signifie non plaider pour l’instauration de la censure, mais faire appel à la responsabilité des maîtres des médias. La tyrannie des individus est certainement moins sanglante que celle des Etats ; elle est pourtant, elle aussi, un obstacle à une vie commune satisfaisante. Rien ne nous oblige à nous enfermer dans le choix entre « tout-Etat » et « tout-individu » : nous avons besoin de défendre les deux, chacun limitant les abus de l’autre.

(Tzvetan Todorov)