Dehors, c’est l’état d’urgence et le couvre-feu.
Des coups de feu retentissent au loin…
La révolte du petit peuple a enfin eu raison de la dictature la plus brutale, de l’état policier le plus sombre et le plus arbitraire. Les balles, les tabassages, les exactions de tous genres n’ont guère réussi à l’arrêter. Jusqu’au bout il a cru à l’accessibilité de la liberté. Et il a eu raison… Notre autocratie kleptomane donnée pour éternelle est enfin tombée. Le kleptomane en chef a choisi la fuite. Petit, il a été. Petit, il restera à jamais.
L’Histoire ne retiendra qu’un seul nom : Mohamed Bouazizi, le jeune diplômé, vendeur ambulant de fruits et légumes malgré lui, qui s’est immolé par le feu pour protester contre la confiscation de sa marchandise, et l’humiliation qui s’en est suivie. En quelques sorte, c’est notre Jan Palach Tunisien, qui par son geste désespéré a mis le feu au poudre. Sa mort a été le catalyseur tant attendu.Devant Bouazizi, Ben Ali paraitra encore plus petit.
L’Histoire mentionnera Sidi Bouzid comme le berceau de la révolte populaire (certains l’appelle déjà la révolution de jasmin, comme si tous les Tunisiens ont déjà connu la douceur de vivre au pays du jasmin…), initiée par des gens insoumis, fiers et intègres, qu’il ne fallait surtout pas pousser à bout.
Durant cette révolution, rares sont les voix qui se sont élevées en Occident (en Europe, encore moins qu’aux Etats-Unis) pour condamner la brutalité du régime et soutenir ce petit peuple dans ses aspirations de liberté. Un silence assourdissant qui m’a débarrassé de mes dernières illusions. Une frilosité hallucinante (mais coupable) à condamner la répression. Au-delà des discours étincelants (mais vides… un pipeau intégral qui me fait bien marrer) sur les libertés fondamentales et les droits de l’homme, l’Occident en général, et la France en particulier, ne se mouilleront jamais pour que la démocratie devienne la norme dans les pays du Sud. Pire. Au nom d’une real-politik de merde (qui leur pètera à la gueule d’ici peu, croyez-moi), ils multiplieront les complaisances envers les régimes les plus sanguinaires. Derrière des raisons d’Etat d’un autre âge, hypocrisie planétaire qui tue, ils se cacheront indéfiniment…
Durant ces quelques semaines de révolte, des dizaines de pauvres gars ont payé de leur vie le silence des démocraties environnantes. Celles-ci ne pouvaient apparemment hausser le ton contre celui qui s’est vendu comme leur dernier rempart contre l’islamisme. Et c’est bien connu : on ne fait guère d’omelette sans casser des œufs (et les oeufs, ce sont nous !).
En France, le silence de la classe politique a été ponctué par des déclarations stupéfiantes (que j’ai collectionnées au fil du temps, sans vraiment penser pouvoir les ressortir de si tôt) :
Celle de Frédéric Mitterrand « Dire que la Tunisie est une dictature univoque, comme on le fait si souvent, me semble tout à fait exagéré ». J’adore la notion de « dictature univoque »… il faudrait juste qu’il l’explique à M Abbou, avocat critique du régime, emprisonné pour un article sur internet, et qui a choisi de se coudre les lèvres avec des agrafes pour attirer l’attention du monde sur l’état des libertés en Tunisie. Ceci a eu lieu, en 2005, à la veille du Sommet mondial sur la société de l’information, organisé par l’ONU en Tunisie… oui oui, vous avez bien entendu, en Tunisie, terre de toutes les libertés !
Celle de Bruno Le Maire estimant que « Ben Ali est souvent mal jugé », ou encore celle de François Baroin avec sa démagogie à deux sous : « Déplorer les violences, appeler à l’apaisement, faire part de ses préoccupations, c’est une position équilibrée que défend aujourd’hui la France au regard de la situation tunisienne ».
La déclaration de MAM mérite, à elle seule, la palme d’or du laconisme. Devant l’Assemblée, elle a osé sortir « Plutôt que de lancer des anathèmes, notre devoir est de faire une analyse sereine et objective de la situation », « la priorité doit aller à l’apaisement après des affrontements qui ont fait des morts » (ah bon ?!), « le savoir-faire reconnu dans le monde entier, de nos forces de sécurité permet de régler des situations sécuritaires de ce type. […] C’est la raison pour laquelle nous proposons effectivement aux deux pays (elle veut dire la Tunisie et l’Algérie) de permettre, dans le cadre de nos coopérations, d’agir pour que le droit de manifester puisse se faire en même temps que l’assurance de la sécurité ». Vous l’avez bien compris : Devant les revendications sociales et politiques d’un peuple dont les libertés ont été purement et simplement confisquées durant 55 ans, MAM propose d’exporter ses CRS. Heureusement que le ridicule ne tue plus !
Je me rappelle parfaitement du voyage de Sarkozy en Tunisie (avril 2008), accompagné de sa chouchoute (là, je ne peux m’empêcher de penser à Cabu qui, parlant de Carla, dit que c’est un personnage super facile à dessiner : « Tu dessines une saucisse et pour les cheveux tu rajoutes de la choucroute. Et tu obtiens la 8e merguez du monde. », Le Monde du 12/1/2011), de MAM, de Brice et de Rama (je parie que depuis, cette dernière a complètement zappé ce trip de son subconscient). Que du beau peuple… Et que de belles paroles : A l’époque, Sarkozy nous a paru bien indulgent en expliquant que « Certains sont bien sévères avec la Tunisie, qui développe sur bien des points l’ouverture et la tolérance » et que « l’espace des libertés progresse ».Mon cul, oui ! Il aurait dû tenter de se connecter à internet avant de l’ouvrir…
Avant lui (en 1995), Chirac a fait encore mieux en rendant hommage à Ben Ali qui a, apparemment, su engager son pays « sur la voie de la modernisation, de la démocratie et de la paix sociale » et ouvrir le Parlement aux « représentants de divers courants d’opinion ». Il faut être soit débile, soit faux-cul (soit les deux, car il ne faut jamais sous-estimer nos politiques) pour ne pas reconnaitre l’onction démocratique de façade qu’il a su monter de toutes pièces.
Je n’oublierai jamais ce même Chirac affirmant, lors de sa visite à Tunis en 2003, que « le premier des droits de l’homme, c’est de manger […] De ce point de vue, la Tunisie est très en avance sur beaucoup de pays ». Il l’a fait, alors que l’avocate contestatrice R. Nasraoui entamait son 50ème jour de grève de la faim. Le message était clair : « Bouffez et bouclez-la ! ».
L’heure de vérité a sonné. Du moins, j’ose l’espérer. Je donnerai cher pour connaître tous ceux qui, en France, ont bénéficié des largesses du régime déchu. Nombreux sont les lobbyistes (Degallaix, Lanxade, entre autres… tous deux d’anciens ambassadeurs de France en Tunisie), les communicants (Anne Méaux, Jacques Séguéla… ), les conseillers de tous genres et les hommes d’affaires, qui y auraient goûté, d’une façon ou d’une autre. Et comment auraient-ils pu faire autrement sachant que les deux familles régnantes se sont accaparées l’ensemble du tissu économique du pays (banque, distribution, téléphonie, médias, immobilier, transport aérien, tourisme… même la contrebande passait par eux) ? Comment tous ces intervenants étrangers auraient-ils pu résister aux sirènes du profit facile dans une république bananière gangrénée par « la familia » ? Se fermer à la familia, c’était se priver d’un business des plus juteux !
Je donnerai cher pour identifier l’ambassadeur Français, que mentionnent les mémos de l’ambassade américaine en Tunisie (révélés par WikiLeaks), et qui aurait reçu en cadeau une superbe villa (enregistrée apparemment au nom de sa fille) dans un quartier huppé de la capitale tunisienne.
Remettrons-nous un jour la main sur l’énorme magot que les Ben Ali (la fortune de Ben Ali, à lui seul, était estimée à 5 milliards de dollars en 2008, par le magazine Forbes… autrement dit le huitième du PIB tunisien !) et les Trabelsi (outre tout ce qu’elle a pu mettre de côté durant toutes ces années, la régente de Carthage est soupçonnée de s’être enfuie avec 1.5 tonne d’or de la Banque Centrale… question d’avoir un peu de liquidités sur elle) ont usurpé à ce pays, pour le placer en Europe, aux Amériques et au Moyen-Orient ? L’Europe fera-t-elle le nécessaire pour bloquer leurs avoirs, leurs propriétés ?
Permettez-moi d’en douter…
J’ai toujours défini, et je ne suis guère le seul, le Tunisien (monsieur tout-le-monde) comme un « khobziste » (du mot « khobz » qui veut dire pain en arabe), autrement dit quelqu’un qui ne se bougera jamais le cul tant qu’on ne touche pas à ses besoins les plus matériels. Ce n’est guère un rebelle, ni un téméraire. Confisquez-lui ses libertés, il fera le mort. Immergez-le dans l’arbitraire le plus absolu et il y verra une fatalité. Plongez-le dans la corruption, le clientélisme, l’humiliation quotidienne, l’injustice et les inégalités flagrantes, et il s’adaptera comme un poisson dans l’eau. Capable de vivre sous une chape de plomb et une justice instrumentalisée, recroquevillé sur ses p’tits conforts et ses p’tits privilèges, il ne mouftera que si ces derniers sont sérieusement menacés (révolution du pain dans les années 80), ou que si ses conditions de (sur)vie deviennent trop exigües (le soulèvement, fin 2008, du bassin minier de Gafsa, fin 2008, une autre région mutine. A l’époque déjà, les syndicalistes appelaient à une répartition plus équitable des richesses du pays). Sa carapace consumériste le rend souvent insensible au passe-droit, au racket des fonctionnaires corrompus, et le pousse même à y prendre part (en payant des pots-de-vin, en faisant appel à des pistons, en graissant les pattes de policiers ripoux…).
La seule chose à laquelle le tunisien semble relativement vulnérable est l’insécurité.
Durant les 23 ans de règne de Ben Ali (et je fais volontairement abstraction des 32 ans de Bourguibisme qui les ont précédé), notre obsession sécuritaire nous a tenu par les couilles. Nous avons opté (à quelques exceptions près… des hommes et des femmes qui ont su braver le pouvoir au risque d’y laisser leur intégrité physique : M. Abbou, S. ben Sedrine, K. Chammari, R. Nasraoui) pour la sécurité, plutôt que la liberté. Le maillage policier nous rassurait. Le verrouillage des libertés fondamentales ne nous dérangeait pas outre mesure. On aimait bien manger et se la boucler.
A chaque fois que j’ai parlé politique à la maison, ma mère me sortait son fameux dicton super-imagé « Garde ta merde… au moins sa puanteur t’est familière ».
Moi, je préférais plutôt tester d’autres effluves, à mes risques et périls…
Dehors, la révolution est en marche, ici et ailleurs… Ne l’oubliez pas…
Nous vivrons, d’une façon ou d’une autre, des temps mémorables…
Vive la révolution. Et à bas les cons (là, je reprends le mot d’ordre de Cabu).
PS: une p’tite bande sono qui m’a fait marrer…