J’ai relu dernièrement quelques passage du « Muqaddima » d’Ibn Khaldûn et je n’ai pu m’empêcher d’y voir le reflet de nos sociétés actuelles. La décadence est la soeur jumelle de l’essor, de la croissance. Nos acquis sont tout sauf éternels. Et c’est l’histoire universelle qui se chargera de nous le rappeler… Est-ce possible de bloquer la roue de l’histoire ? Est-ce au moins possible d’en ralentir la cadence ? Un vrai travail d’introspection s’impose…
Ibn Khaldûn, historien (1332-1406) et homme politique ayant servi les souverains de Tunis, de Fès, puis d’Andalousie, est aujourd’hui considéré comme l’un des fondateurs de la sociologie et de l’économie politique.
« Lire Ibn Khaldûn aujourd’hui, c’est prendre la mesure d’une pensée non-européenne majeure et inviter à des approches comparatives afin de contrer l’idée d’un fossé entre les cultures et les pensées qui les portent » Esprit, novembre 2005.
Son principal ouvrage « Muqaddima », se veut une introduction à l’œuvre fondamentale : un ouvrage beaucoup plus vaste retraçant l’histoire des Arabes et des Berbères. Par cet ouvrage, Ibn Khaldûn révolutionne l’écriture de l’histoire telle qu’établie par ses prédécesseurs. Il se déclare explicitement à la quête d’une méthode capable d’établir les critères de la vérité historique. Il relie l’histoire à la « science de la culture » et prend la société humaine comme objet de ses investigations.
C’est d’Ibn Khaldûn que le grand historien anglais Arnold Toynbee dit : « Il a conçu et formulé une philosophie de l’Histoire qui est sans doute le plus grand travail qui ait jamais été créé par aucun esprit dans aucun temps et dans aucun pays ».
Une œuvre clairement originale… Et il est bien le premier à le souligner : « Sache que l’examen d’un tel objet est une entreprise totalement neuve, qu’il se place à un point de vue inaccoutumé et qu’il est, en plus, de grande utilité. (…) C’est une science qui vient de naître. ». Il est bien le premier à annoncer la naissance d’« une science indépendante, avec un objet et des problèmes propres : la civilisation humaine et la société humaine, et l’explication des états qui l’affectent dans son essence, successivement ».
En termes modernes, Ibn Khaldûn jette les fondements de l’anthropologie et de la sociologie… Entre ses mains, des liens surgissent entre le développement des sciences et des arts, la lutte pour le pouvoir, la capacité à gouverner, la montée et le déclin des civilisations, le développement et le contrôle des richesses, la coopération, la cohésion, mais aussi la montée de l’égoïsme et de l’agressivité au sein d’une société humaine…
L’originalité de la pensée d’Ibn Khaldûn réside dans sa capacité à traverser les siècles sans le moindre ride. Ce qu’il a pu écrire dans un contexte de délabrement de la civilisation arabo-musulmane se révèle universel et intemporel. Il résume à la perfection le cheminement suivi par une société humaine dans sa montée, sa maturité, puis son déclin. Son côté cartésien et synthétique étonne encore et toujours. Afin d’en rendre compte, je reprends ici le résumé (joliment écrit) deLeila Salem dans son article « Ibn Khaldûn critique d’un orient sclérosé et d’un monde marchandisé » :
[ La nécessité de la vie en société pousse des tribus bédouines à porter le mouvement qui leur permet de passer d’une civilisation rurale et bédouine à une civilisation urbaine et sédentaire. Ce passage ne peut se faire que par la création d’un État et le choix d’un souverain dont le but est de permettre aux hommes de vivre en société, de cumuler les savoirs, les activités et les richesses.
Ces tribus solidaires (liées par la notion de Açabiyya, ou esprit de corps) , courageuses partageant les biens et supportant les privations créent un État fort et juste. Pour que l’État prospère, il doit assurer la stabilité de la domination et le maintien des populations sous le contrôle, imposer la paix, désarmer ses sujets et détruire les solidarités naturelles.
Le courage, les violences, les solidarités sont peu à peu éradiqués et sont remplacés par la violence organisée de l’État (représentée par son armée), par le goût et l’amour du gain et de l’argent et par l’obéissance. La loi, l’éducation, les sanctions et le désarmement de la population permettent la levée de l’impôt, signe de soumission des sujets et de l’éradication de l’esprit de corps. Le pouvoir est respecté et craint, la civilisation urbaine se développe, les sciences s’épanouissent et la démographie augmente.
Quand le bien-être s’installe, la société devient de plus en plus individualiste et soumise et l’esprit de corps rompt. Des classes sociales apparaissent ; elles s’affrontent, mais continuent au début à vivre ensemble en paix.
Quand le luxe est à son comble, les luttes interclasses deviennent plus rudes, des turbulences politiques apparaissent et la paix sociale décline. L’État faiblit et le pouvoir devient coercitif, l’injustice s’installe et la solidarité naturelle disparaît complètement. La levée d’impôt se fait par la force et la spoliation. Moins prospère, le pays devient moins peuplé et les villes sont désertées ; la baisse démographique entraîne une diminution du travail qui à son tour conduit à la pauvreté et à la misère et le Umran (civilisation) finit par dépérir « Le luxe corrompt le caractère. L’âme prend toutes sortes de vices et de mauvaises habitudes…conséquences : régression et ruine. La dynastie montre des signes de perdition et de dissolution. Elle attrape les maladies chroniques de la vieillesse et meurt » rapportait Ibn Khaldûn dans Al Muqaddima. Et il ajoutait « Quand un État parvient à un haut degré de bien-être et d’aisance. Les habitudes du luxe se développent rapidement chez lui et il abandonne la vie dure et grossière qu’il avait menée jusqu’alors, afin de jouir du superflu …il s’aperçoit combien le superflu est indispensable …la souveraineté s’use dans le luxe et c’est le luxe qui la renverse ». ]