Des Voeux qui vous gaveront…

« Il faudrait (…) s’arrêter un peu, s’asseoir, faire silence, réfléchir, et pas seulement sur les conséquences de l’aveuglement qui a cours aujourd’hui, mais sur ses causes » 
José Saramago (Nobel de littérature)

Préambule : A ce message, j’ai attaché une p’tite carte de vœux (torchée en 3 minutes), en espérant me faire pardonner les atrocités qui suivent…

Le Père Noël est en faillite…

A l’approche des fêtes de fin d’année, la fable du vieux bonhomme rouge et blanc, squatteur de cheminées, revient en force, avec son cortège de bobards, d’illusions et de déceptions.

Quand les enfants meurent dans la Corne de l’Afrique, quand le monde semble partir en vrille, nous nous offrons le luxe d’un débat métaphysique sur la pertinence de laisser nos enfants croire au père Noël. Un vrai débat de spécialistes, psychanalystes et psychologues (je l’ai vu passer dans un article du Monde). Pour les uns, ceci n’est ni plus ni moins qu’un mensonge qui ne peut être compatible avec une éducation bannissant catégoriquement le mensonge. Pour les autres, perpétuer ce personnage magique est une façon d’exciter l’imagination de l’enfant, et de matérialiser l’amour des parents, de le rendre plus concret, plus palpable (il faut dire que l’abstraction n’a plus le vent en poupe).

Par ces temps de crise, le Père Noël, lui, aimerait vraiment croire au Père Noël. Sa situation financière est critique. Son budget « cadeaux » est réduit (d’où la petite note de courtoisie que certains ont  pu trouver, sous le sapin : « Rapiécer vos chaussettes. J’y glisserai un cadeau, l’année prochaine ». Je parle en connaissance de cause. Les chaussettes trouées, je connais et je revendique). A ce rythme, il va lui falloir rationnaliser ses tournées, revoir sa consommation énergétique (peut-être même son bilan carbone… Les rennes ont droit de péter !), et lourder une bonne partie de ses effectifs. Un dégraissage incontournable qui risque de lui couter cher en frais de prud’hommes. Les lutins peuvent se révéler revendicatifs. Aussi, a-t-il déjà préparé sa fuite là où personne ne viendra le faire chier… Un paradis fiscal oublié des listes noires de l’OCDE, loin des prises de tête des économies régulées. J’ai toujours dit que le Père Noël est une ordure.

Des années durant, je vous ai rabâché les oreilles avec la Révolution qui couve… En 2011, les prémices du Grand Chaos ont éclos. Et contrairement aux apparences, il y a un fil conducteur dans tout ce que je raconte comme conneries, depuis des années. Une grande vérité que je dois  à Michel Audiard « Les conneries c’est comme les impôts, on finit toujours par les payer »

L’année écoulée rentrera dans les annales comme étant celle de la rébellion (de tous ces peuples qui se sont soulevés contre la dictature, la tyrannie et les injustices de toutes sortes), de la dignité (de ces mêmes peuples comme celle des Japonais à Fukushima et autour. Je dis bien « dignité » quand d’autres parlent de fatalisme) et du vacillement des Banques-Etats rattrapés par leurs dettes faramineuses.

A cette année mémorable, j’associerai, à jamais, trois symboles : Le masque à l’effigie de Guy Fawkes (citoyen anglais du XVIe siècle qui avait tenté de brûler le parlement britannique pour protester contre la politique intolérante du roi Jacques Ier en matière de religion) arboré par les Indignés, le « Ben Ali Dégage » et « A bas le Régime » brandis par les premiers manifestants du printemps arabe, et enfin les larmes d’Elsa Fornero, la nouvelle ministre italienne du travail et des affaires sociales, annonçant  le nouveau plan de rigueur frappant les retraites (c’est bien connu… Après le bunga-bunga, viennent les larmes).

Elle est bizarre cette atmosphère d’apocalypse lente. Une pente douce (avec des à-coups, certes)  mais indéniablement descendante. On vole d’un sommet crucial à un autre, d’un accord historique à un autre. Et Sarkozy qui sauve l’Europe et l’Euro une fois par mois… Comme dit le Canard Enchainé, nous sommes gouvernés par un serial-sauveur.

Devant les explosions d’anarchie (celle qu’on a vues en Grande-Bretagne cet été, comme dans les banlieues françaises, il y a quelques années), on opte pour la criminalisation en masse et la riposte sécuritaire. On s’obstine à n’y voir que des émeutes relevant de la délinquance ordinaire, de la mauvaise éducation et, en quelque sorte, du déclin moral. Dans nos sociétés moralisatrices (il faudrait peut-être préciser que le moral est réservé au p’tit peuple… Le p’tit peuple doit être irréprochable quand son élite, ses grands manitous, dirigeants politiques et magnats des affaires, peuvent abuser, forniquer, subtiliser, arroser en toute impunité), il est difficile d’entrapercevoir la moindre revendication politique dans ces hordes d’émeutiers pillant magasins de chaussures de sport et de matériel audiovisuel. Pourtant, il y en a bien une : le refus de la pauvreté et  de l’injustice sociale, et la colère contre l’establishment, l’Etat et ses représentants. Le jour où on acceptera enfin cette idée (subversive, je vous l’accorde), ça sera peut-être trop tard pour colmater les brèches sociales.

De l’année écoulée, je ne retiendrai surement pas la mort de Ben Laden (inspirateur du conglomérat djihadiste) , ni celle de Steve Jobs (instigateur de la « tyrannie du cool »), mais plutôt celle de Socrates Brasileiro Sampaio de Souza Vieira de Oliveira, dit simplement Socrates, le célèbre milieu de terrain brésilien (diplômé en médecine), aux pieds enchanteurs et  au nom de philosophe. Un barbu nonchalant au look de Che et au poing levé. Un engagé de la première heure contre la junte militaire brésilienne et l’injustice sociale. Je n’oublierai jamais le bandeau qu’il portait dans les cheveux, lors de la Coupe du Monde de 1986 (Guadalajara, Mexique. La seule que j’ai jamais regardée), avec l’inscription  « People need justice ».  Adeus l’artiste !

A la question « Pourquoi pas Steeve Jobs ? » qui vous taraude, je répondrais que la tendance ambiante à en faire un bienfaiteur de l’humanité me gave. Cette dévotion planétaire m’irrite. J’ai toujours eu un petit blocage face à la marque à la pomme qui a vu le jour dans les odeurs d’herbe et autres drogues psychédéliques (des « révélateurs de l’âme » qui favorisent la créativité, bien évidemment), et qui, tout en ringardisant le pouvoir, tout en se proclamant de la vague « anti-culture » des années  60,  a merveilleusement servi le « Système » en favorisant la consommation à gogo.  Pour comprendre mon malaise, regardez plutôt le film-documentaire de Dimitri Kourtchine et Sylvain Bergère (« Apple, la tyrannie du cool », diffusé sur Arte il y a quelques semaines), un voyage dans la vie d’un « Apple-addict », tantôt ridicule, tantôt attachant, qui finit par se faire plaquer par sa copine qui n’en pouvait plus de ces trucs en pad et pod, ni de cette douce tyrannie.  Le documentaire illustre à merveille comment cette boîte a su capter les aspirations de l’individu contemporain, à les transformer en oseilles sonnantes et trébuchantes tout en surfant sur la vague du « cool », de la contestation et de l’émancipation de « l’être ». Apple est devenue une religion. Steeve Jobs son gourou. Le consumérisme son temple.

La marque à la pomme nous offre aujourd’hui (comme son fameux concurrent, d’ailleurs) un voyage inégalé dans les profondeurs de l’individualisme, du manque de décernement et de sens critique. Une belle machine à fric (qui ferait, à mon sens, une belle position « short » en 2012 pour les connaisseurs de ce jargon barbare) qui semble, au-delà du bla-bla officiel, peu regardant sur les conditions de travail dans ses usines chinoises, comme sur l’impact écologique de ses fournisseurs.
J’ai entendu quelqu’un dire que « l’humanité préfère  la facilité et le confort à la liberté ».Apple en est l’illustration vivante (mais pour combien de temps ?).

Maintenant que j’ai commencé avec Apple, je vais continuer sur ma lancée avec ces trucs qu’on appelle LinkedIn (réseau professionnel sur lequel vous me verrez en short, savourant un narguilé et rejetant la fumée de mes narines) et Facebook (sur ce dernier, je me suis découvert un point commun avec ce bon vieux Georges Clooney, outre sa capacité à emballer les filles. C’est son aversion au réseau social. Comme lui,  « je préférerais me faire examiner la prostate en direct à la télé qu’avoir une page sur Facebook »)

Ca fait des années qu’on me soule avec l’économie immatérielle, celle des services, des mots, des rêves (le salaire de 800 000 Euros mensuels de Beckham  fait rêver. Le nombre de tee-shirts qu’il va devoir vendre aussi), de la tchatche, du baratin et de l’embobinage en tout genre. Les échanges physiques n’ont certes pas disparus, mais paraissent moins sexy, moins « smart ». Ils sont relégués au second plan, ringardisés par la dématérialisation ambiante. Je vous donne un chiffre qui vous servira dans vos discussions de salon. Aux Etats-Unis, la part de l’industrie dans la masse salariale globale est passée de 40% à, à peine, 15% entre 1950 et aujourd’hui.

Cette fuite en avant vers l’immatériel, au détriment du matériel, nous perdra…

Un jour, on vivra d’air pur (c’est déjà pas mal, me diriez-vous), d’eau fraîche et de tchatche sur la toile.
« C’est la révolution cognitive, Idiot ! »

En fait, ce qui nous sera fatal  c’est l’impossibilité, au sein de nos sociétés capitalistes, d’atteindre un état d’équilibre (stable, je sous-entends). Quelles que soient les inepties qu’on entend sur les vertus du système dominant, sa capacité à équilibrer l’offre et la demande, à garantir l’allocation la plus efficiente des ressources, et à assurer la distribution la plus équitable des richesses (du pipeau !), je ne reconnais dans ce système qu’un unique point fixe : son instabilité chronique. Libéré de toutes entraves, il favorise naturellement toutes les divergences : entre échanges physiques et immatériels, entre production et consommation, entre épargne et endettement, entre déficits et surplus, entre bulles et anti-bulles. Le tout étant amplifié par l’incapacité de nos sociétés à s’autolimiter, et à éviter les excès de tout genre.

Le culte obsessionnel que nous vouons à la croissance (telle que mesurée par le PIB) ne fait qu’assombrir le tableau un peu plus. On s’y accroche comme un naufragé à sa bouée. Or c’est cette même « perma-croissance » érigée en dogme absolu qui nous traine actuellement vers les abîmes.  Depuis les années 80, la croissance est devenue intrinsèquement liée à la dette. L’une est devenue la justification de l’autre. Un entrainement mutuel dans lequel nous avons cru découvrir le mouvement perpétuel. Or la dette (qui est, en quelque sorte, un gage sur la croissance future) ne peut croitre indéfiniment. Du moins, dans un monde aux ressources limitées.

Nous sommes, malheureusement,  incapables de cerner nos limites (tous seuls comme des grands). Nous faisons tout dans l’excès, basculant perpétuellement de l’euphorie à la panique et vice-versa. Nous refusons de vivre dans la limite de nos moyens. Nous n’apprenons que dans la douleur et quand on est dos au mur. Tel est notre malheur. Mais, je n’ai nullement envie d’y voir notre destin.

On me blablate sur la révolution cognitive… La portée de cette révolution mérite illustration.

Imaginons des lutins, mangeurs de champignons, vivant sur une planète dont la seule richesse (apparente) réside dans les champignons qui poussent à sa surface. Les lutins assureront ensemble la cueillette, mangeront à leur faim et seront tous heureux. Plus ils en mangeront, plus leur PIB (Produit Intérieur Brut, somme de la consommation et de l’investissement) augmentera (c’est ce qu’on appelle la croissance). Leur caca servant d’engrais naturel, ils seront, à première vue,  dans un cycle vertueux de croissance durable, tant que le rythme de la cueillette n’excède pas celui du renouvellement des ressources. Leur croissance (remarquez que nos lutins n’ont fait que trimer, manger et chier, un peu plus chaque année… c’est ça la croissance) se fera dans la limite des ressources renouvelables disponibles et ils seront éternellement heureux.

Cette limite peut être  atteinte (pour raisons démographiques ou par la cupidité de certains lutins entrepreneurs qui ont décidé de puiser plus que leurs besoins et de planquer l’excédent de production dans les neiges de la Toundra en attendant de le monnayer plus tard). Deux choix se présenteront alors à l’assemblée des lutins. Soit qu’ils s’alignent sur cette limite tout en se répartissant les champignons de façon à préserver la paix sociale. Dans ce cas, leur PIB arrêtera de croitre (c’est la stagnation) mais ils ne seront pas malheureux pour autant. Soit qu’ils optent, en fidèles adeptes de l’économie de marché, pour la dérégulation totale. On verra alors apparaître différentes corporations : des lutins cueilleurs-trimeurs, des lutins glandeurs, des lutins entrepreneurs créateurs d’entreprises, des lutins blagueurs-amuseurs de la galerie, des lutins tchatcheurs-politicards, des lutins prêteurs-banquiers (et occasionnellement  voleurs), des lutins prostitués (physiquement, et le plus souvent intellectuellement)… Un peu plus tard dans le processus de décantation sociétale, apparaitront des lutins flics-mateurs, des lutins légitimistes et d’autres plutôt casseurs-anarchistes… On retrouvera alors tous les ingrédients de notre bonne vieille société capitaliste.

Grâce aux progrès technologiques, les lutins gagnent en productivité et réduisent leur temps de travail tout en développant la production de champignons. Les lutins cueilleurs continuent à trimer comme des malades mais disposent d’un peu plus de temps libre qu’ils consacrent à écouter les blagues (parfois salaces) des lutins blagueurs-amuseurs de la galerie (rétribués en champignons) et à surfer sur Facebook que lutin Super-Génial a pu concevoir (car il a bien vu le tournant immatériel que prenait l’économie). Sur Facebook, les lutins trimeurs (comme les autres d’ailleurs) disposent d’un espace de liberté leur permettant de se faire des amis, d’emballer des filles / garçons (en vue de coucheries sauvages, comme d’amours moins éphémères), d’échanger des idées (allant du plan cul à 2 sous jusqu’à la remise en cause du Système et la refonte du Monde), de pester les uns contre les autres, de se révolter (le plus souvent « sur-papier ») contre les injustices, les dictatures et le patronat… Surtout que les lutins entrepreneurs pressent de plus en plus leurs forces travailleuses. La réduction du coût du travail et l‘augmentation de la productivité deviennent leurs seuls leitmotivs. Ils sont de plus en plus nombreux à délaisser le secteur de la cueillette (trop coûteux en termes d’investissement, de main d’œuvre) pour se tourner vers celui du service (plus léger, purement intellectuel) ou du conditionnement à forte valeur ajoutée (apparaissent alors sur le marché des champignons au goût de fraise, au goût de truffes ou à la couleur rose fluo) .

Il faut dire que de plus en plus de lutins rechignent à trimer aux champs et préfèrent amuser la galerie de derrière leurs bureaux. Et puis, Facebook offre une merveilleuse plateforme de publicité permettant aux lutins entrepreneurs de bien cibler leurs clients, de les tenter à mort et en direct sur la toile.  Bon nombre de lutins succombent à la tentation, se goinfrent de champignons roses fluo, s’endettent (car ils n’avaient pas les moyens de bouffer autant) et deviennent obèses. Heureusement que les lutins banquiers sont là pour leur prêter main forte, et les aider à vivre au-dessus de leurs moyens. Les lutins glandeurs-frimeurs empruntent aux lutins trimeurs-amasseurs  (d’épargne). Les lutins banquiers se goinfrent au passage.

Le packaging stimule la croissance. Facebook aussi. Les lutins triment moins, mangent plus, s’amusent plus et chient toujours.  A ce stade, la croissance n’est plus possible sans dette. Pire. Au fil de l’eau, chaque point de croissance supplémentaire nécessite un peu plus d’endettement que le précédent. Mais la tentation est grande (mettez-vous un instant à la place d’un lutin qui lorgne sur un champignon rose fluo), et l’accès au crédit est tellement facile (sans ça, la consommation ne pourrait se maintenir). Les lutins trimeurs mordent à l’hameçon. Les flémards s’engouffrent dans la brèche. Tous s’endettent en engageant leurs revenus futurs.

Un apport supplémentaire en engrais (le caca des lutins ne suffit plus à enrichir les sols) se révèle nécessaire pour maintenir la cadence de production-consommation. Les sols s’épuisent. Heureusement que la Terre des lutins est une énorme boule de phosphate. Les lutins mineurs se mettent au travail sous l’impulsion d’autres entrepreneurs clairvoyants, commencent à puiser dans la croute terrestre  et à alimenter les cultures intensives (car il faut bien que la croissance continue). La magie du PIB fait que le fait même de creuser un énorme trou dans la terre, de la vider de son contenu pour le stocker / consommer à sa surface crée de la croissance ! Et ce, même si la Terre est maintenant un trou béant et que l’ensemble Terre-Lutins n’a pas progressé d’un iota.

La cadence augmente. La fuite en avant (vers plus de consommation) continue. Les trimeurs  se rassemblent dans des syndicats et se font défendre par des professionnels de la tchatche (qui ponctionnent, en contrepartie,  leur production de champignons). La politique est née.

Pour certains lutins, la charge de la dette devient trop lourde. Ils sont acculés au défaut de paiement. L’épargne tant vantée des lutins trimeurs- amasseurs  se révèle alors une illusion. Le financement de la consommation débridée par les prêts à la consommation se transforme ainsi subitement en subvention ouverte à la consommation. Les créanciers tombent à la queue leu leu. Les plus gros (présentant un risque systémique pour la pérennité du Système) sont épargnés grâce à l’intervention des méga-gros, qui deviennent, à leur tour, moins solvables, plus vulnérables. Le jeu de dominos ne s’arrête pas. Il est juste suspendu pour un temps.

Et vous pensez que nos lutins banquiers ont compris le message ? Mais vous vous méprenez, mes chers. « Un financier, ça n’a jamais de remords. Même pas de regrets. Tout simplement la pétoche » (Audiard). J’adore !

Dans cette atmosphère apocalyptique, Lutin Super-Génial organise ses flux immatériels, flique les débats et les censure si besoin, canalise ou sanctionne les débordements, ferme les comptes des lutins aux idées subversives (car il y en a toujours), et se frotte les mains. Chaque jour, des tonnes de champignons rentrent dans ses caisses.  Vu l’engouement des investisseurs (publicitaires, entrepreneurs, chasseurs de têtes, vendeurs de vent…) pour sa boîte, il a même prévu de l’introduire en bourse (où elle sera valorisée à des milliards de tonnes de champignons et verra son cours exploser de 100% durant les premières heures de cotation). Conscient de l’aspect virtuel de cette valorisation, l’apôtre de la dématérialisation de l’économie se délestera d’une partie de ses actions contre quelques millions de tonnes de champignons sonnants et trébuchants qu’il s’empressera d’investir dans des actifs tangibles. Il s’accaparera de l’outil de production (la terre agricole, les ressources naturelles) de ceux qui ont pété plus haut que leurs culs, en se disant que c’est le prochain virage stratégique à ne rater à aucun prix. Lutin Super-Génial a maintenant un pied dans le « tangible » et un autre dans « l’éphémère ».

Nous voilà enfin avec tous les ingrédients de la Crise qui gronde : 
– Une économie qui ne puise sa croissance que dans la consommation (voire la surconsommation), l’investissement, l’augmentation des stocks et l’épuisement des ressources.
– Des déséquilibres structurels entre cigales (aux comptes courants déficitaires) et fourmis (aux comptes courants excédentaires): Une partie de la société qui vit au-dessus de ces moyens, versant dans le consumérisme et empruntant à gogo à des trimeurs qui se contentent d’épargner
– Des déséquilibres structurels entre les détenteurs du capital et les trimeurs d’en bas.
– Des déséquilibres structurels entre l’économie matérielle (qui ne fait plus rêver) et l’économie des services, du baratin et du vent.
– Une répartition des richesses qui devient de plus en plus biaisée (devinez dans quel sens !), des gens dans la dèche et qui osent l’ouvrir. D’où le vent de révolte qui ne sera jamais stoppé par la criminalisation à outrance.
– Une croissance qui ne peut se maintenir sans surconsommation et sans endettement farfelu
– Une peur bleue de la stagnation, et encore plus de la décroissance et de la déflation
– Une obstination suicidaire à subventionner la croissance et à arrêter coûte que coûte la dynamique du désendettement. C’est ridicule car on n’arrête jamais un couteau qui tombe.

Il va sans dire que l’ensemble du système ira droit dans le mur si les ressources s’épuisent sans que les lutins arrivent à adapter leur mode de vie. L’intelligence exigerait qu’ils n’attendent pas des rappels à l’ordre brutaux avant d’opter pour une gestion rationnelle et durables de leurs ressources. S’ils s’obstinent dans la connerie, nos lutins n’auront plus qu’une seule porte de sortie (temporaire) : celle de l’innovation technologique qui les transformera en êtres de lumière, qui ne mangent pas, ne chient pas, veillent au bien-être de leurs prochains et vivent en symbiose totale avec leur environnement.

Revenons sur terre. Nous ne sommes pas des êtres de lumière.

La dynamique actuelle nous mène lentement mais surement  vers  un point fixe. Tous les rameurs à contre-courant, tous les serial-sauveurs de la terre  n’y changeront rien. Nous allons droit dans le mur de la déflation (mère de toutes les hyperinflations) et de la décroissance.

Or, la décroissance est invendable politiquement. Nos lutins politicards n’auront jamais le courage de nous l’annoncer droit dans les yeux. Trop rivés sur le temps médiatiques et les sondages d’opinion. Trop démagogues. Trop obnubilés par le « court-termisme » de nos sociétés et l’individualisme de ses individus.
Aucun de nos lutins politicards ne se risquera à nous vendre des changements de paradigme avec  une portée collective et à long-terme. Ce n’est simplement pas vendeur dans un monde où les valeurs individuelles ont pris le pas sur les valeurs collectives.

Pourtant, nous sommes en train de changer de paradigme. L’année écoulée en restera une année charnière. L’année qui débute ne fera que le confirmer.
Nous basculerons tôt ou tard dans un système plus responsable (car notre survie en dépend), et plus décentralisé, non seulement sur le plan économique (avec des biens produits localement utilisant des ressources renouvelables) mais aussi sur le plan socio-politique (avec une prise de décision locale).

La question cruciale est de savoir si on sera capable d’accomplir un tel changement de façon consciente, sereine, volontaire et ordonnée. La sobriété requiert de l’enthousiasme, sinon elle sera super chiante à avaler. Plus poétique que moi, Bergson disait que nous aurions besoin d’un «supplément d’âme» pour faire face aux défis nouveaux.

Si je m’acharne à vous souler avec mon laïus annuel (que j’aurais pu intituler « Chroniques de la Fin d’un Monde – Partie I », c’est que j’y crois encore… Un peu. Un dernier sursaut me parait encore possible !

Bonnes fêtes, meilleurs vœux et mettez vos ceintures car ça va secouer…

Zouheir
PS : L’atterrissage sera rude. Mais quand les toboggans seront déployés, vous entendrez une belle voix secouée mais suave vous disant « Bienvenues dans le monde de la sobriété (volontaire ou pas) et de la désobéissance responsable (là, vous n’aurez pas le choix) »

PS II : Nous sommes à la croisée des chemins, moment fatidique où l’on doit faire cohabiter deux mondes, deux regards… Charles Dickens le résumait très bien : “It was the best of times, it was the worst of times, it was the age of wisdom, it was the age of foolishness, it was the epoch of belief, it was the epoch of incredulity, it was the season of Light, it was the season of Darkness, it was the spring of hope, it was the winter of despair.” (A Tale of Two Cities)

Ils nous bercent de bobards…

Des bobards, encore des bobards et rien que des bobards… Voilà ce qu’on nous sert à longueur de journée et ce qu’on gobe avec un plaisir qui ne se dément pas.

On nous assure de la viabilité de notre système socio-économique quand les crises se succèdent et s’intensifient (crise des subprimes, crise de la dette d’état, crise de l’Euro), que les populations les plus riches crient leur incapacité à joindre les deux bouts (des indignés qui pullulent un peu partout, un chômage endémique, des déséquilibres hallucinants entre actionnaires et salariés, entre riches et pauvres, entre ceux qui triment et ceux qui dépensent sans compter), que les populations les plus vulnérables crèvent la bouche ouverte (victimes des fureurs de la nature et de la tyrannie) dans une insouciance joyeuse, et que, dans ce brouhaha généralisé, on se laisse guider par des politicards qui branlent le mammouth (et qui s’extasient sur leur capacité à maquiller un Etat en défaut, en un abandon volontaire de créances) entre deux ballets de berlines et deux séances de poignées de main…

Gaïa gronde (lisez juste le rapport annuel 2010 de Munich Re pour vous en convaincre) mais on persiste à nous bassiner avec notre capacité à inverser le cours des choses sur le plan écologique… J’ai adoré l’interview de Mohamed Nasheed, président de la République des Maldives, par Le Monde. J’ai adoré sa lucidité d’homme pris dans le caca, qui sait qu’il en a plein la bouche, et qui, désormais, a arrêté de se boucher le nez et de se bercer avec l’éternel « pourvu que celui qui pète depuis des heures passe son chemin ».

Son analyse de la situation s’en trouve épurée, simple et limpide : « Pour comprendre la réalité du réchauffement, il faut avoir de l’eau dans son salon. A Manhattan, on réalisera tout cela un peu plus tard parce qu’ils sont derrière des digues. Mais un jour, à New York, ils verront de l’eau dans leur salon et ils se diront : « Tiens, le changement climatique est une réalité ! » Chez nous, aux Maldives, l’eau est déjà dans la maison… Je pense que nous avons une petite fenêtre d’opportunités pour infléchir le cours des choses. Mais nous ne pouvons pas conclure un accord avec la nature. Nous ne pouvons pas discuter avec les lois de la physique, ne soyons pas fous ! Ce n’est pas l’Organisation mondiale du commerce, ce n’est pas un traité de désarmement ! On ne peut pas négocier avec la nature. »

Mon message n’est pas optimiste… Je le sais. Mais son pessimisme est à des années-lumière de la menace globale qui nous guette et qui finira par nous rattraper.
Je persiste et signe : nous somme à la veille d’une rupture majeure, d’un changement de paradigme qui dépasse tout entendement… Et toute l’imagination du monde ne nous permettra pas d’en cerner les contours.

Planquez-vous !

Narcissisme intellectuel…

Rares sont les articles qui ont pu me donner l’envie irrésistible de les colporter… Ces derniers temps, trois ont, cependant, réussi cet exploit. Mais si je le fais, c’est par pur narcissisme intellectuel. C’est, en quelque sorte, ma façon de m’auto-mousser, en me disant « voilà des personnes illustres qui écrivent merveilleusement bien ce que je pense ». Avoir Augagneur, Todorov et LaTour comme « nègres », c’est quand même le pied !

Le premier, « Le genre humain menacé » (Le Monde du 3/4/2011), est dû à Michel Rocard, Dominique Bourg et Floran Augagneur, et traite de la nécessité de transformer rapidement nos sociétés afin de composer avec les défis écologiques et leurs conséquences sociales et politiques. Leur verdict est grave : « Lorsque l’effondrement de l’espèce apparaîtra comme une possibilité envisageable, l’urgence n’aura que faire de nos processus, lents et complexes, de délibération. Pris de panique, l’Occident transgressera ses valeurs de liberté et de justice »

Le second, « La tyrannie de l’individu » (Le Monde du 27/3/2011), est de Tzvetan Todorov, historien des idées et essayiste. Il y analyse le passage du tout-Etat totalitaire au tout-individu ultralibéral, ou comme il dit « d’un régime liberticide à un autre, d’esprit « sociocide » », pour arriver au constat accablant suivant : « La tyrannie des individus est certainement moins sanglante que celle des Etats ; elle est pourtant, elle aussi, un obstacle à une vie commune satisfaisante »

Enfin, le troisième, « En attendant Gaïa, ou comment l’homme a changé la Terre » (Libé du 29/6/2011), nous le devons à Bruno LaTour, philosophe et anthropologue. Il y aborde la portée de notre action sur l’ensemble de la biosphère, et l’urgence de changer de trajectoire. Je ne peux m’empêcher d’en archiver quelques extraits choisis :
« Comme un anneau de Moebius, cette Terre qui semblait nous contenir, nous la contenons à notre tour par l’étendue même de nos actions. « Gaïa » est le nom que certains savants donnent à ce ruban ou plutôt à ce nœud coulant qui nous étranglera avant que nous ne l’étranglions. […] D’autres nous demandent de décroître, en tous cas de nous faire plus petits, plus discrets, ce qui reviendra à plier notre taille de géant pour devenir une sorte d’Atlas modeste et frugal. Ce qui revient à nous demander d’abandonner nos ambitions, nos espoirs de conquête, notre goût pour l’artifice et l’innovation, sans oublier cette volonté qui fut si belle de nous émanciper enfin de toutes nos chaînes. […] Et dans cet apprentissage impossible il faut entrer vite, car on assure que Gaïa ne nous laissera pas beaucoup de temps. Certains affirment même qu’elle nous ferait la guerre. Les guerres nous connaissons, mais comment croire qu’on peut gagner celle-là ? Si nous gagnons contre elle, nous perdons et si nous perdons, nous perdons encore ! Drôle de guerre vraiment. »

 

Le genre humain, menacé
Le Monde du 3/4/2011 p.18 Décryptages-Débats

Il sera bientôt trop tard pour remédier aux catastrophes écologiques et à leurs conséquences sociales et politiques.

Une information fondamentale publiée par l’Agence internationale de l’énergie (AIE) est passée totalement inaperçue : le pic pétrolier s’est produit en 2006. Alors que la demande mondiale continuera à croître avec la montée en puissance des pays émergents (Chine, Inde et Brésil), la production de pétrole conventionnel va connaître un déclin inexorable après avoir plafonné. La crise économique masque pour l’heure cette réalité.
Mais elle obérera tout retour de la croissance. La remontée des coûts d’exploration-production fera naître des tensions extrêmement vives. L’exploitation du charbon et des réserves fossiles non conventionnelles exigera des investissements lourds et progressifs qui ne permettront guère de desserrer l’étau des prix à un horizon de temps proche. Les prix de l’énergie ne peuvent ainsi que s’affoler.

Le silence et l’ignorance d’une grande partie de la classe politique sur ce sujet ne sont guère plus rassurants. Et cela sans tenir compte du fait que nous aurons relâché et continuerons à dissiper dans l’atmosphère le dioxyde de carbone stocké pendant des millénaires… Chocs pétroliers à répétition jusqu’à l’effondrement et péril climatique. Voilà donc ce que nous préparent les tenants des stratégies de l’aveuglement. La catastrophe de Fukushima alourdira encore la donne énergétique.

De telles remarques génèrent souvent de grands malentendus. Les objections diagnostiquent et dénoncent aussitôt les prophètes de malheur comme le symptôme d’une société sur le déclin, qui ne croit plus au progrès. Ces stratégies de l’aveuglement sont absurdes. Affirmer que notre époque est caractérisée par une  » épistémophobie  » ou la recherche du risque zéro est une grave erreur d’analyse, elle éclipse derrière des réactions aux processus d’adaptation la cause du bouleversement.

Ce qui change radicalement la donne, c’est que notre vulnérabilité est désormais issue de l’incroyable étendue de notre puissance. L' » indisponible  » à l’action des hommes, le tiers intouchable, est désormais modifiable, soit par l’action collective (nos consommations cumulées) soit par un individu isolé ( » biohackers « ). Nos démocraties se retrouvent démunies face à deux aspects de ce que nous avons rendu disponible : l’atteinte aux mécanismes régulateurs de la biosphère et aux substrats biologiques de la condition humaine.
Cette situation fait apparaître  » le spectre menaçant de la tyrannie  » évoqué par le philosophe allemand Hans Jonas. Parce que nos démocraties n’auront pas été capables de se prémunir de leurs propres excès, elles risquent de basculer dans l’état d’exception et de céder aux dérives totalitaristes.

Prenons l’exemple de la controverse climatique. Comme le démontre la comparaison entre les études de l’historienne des sciences Naomi Oreskes avec celles du politologue Jules Boykoff, les évolutions du système médiatique jouent dans cette affaire un rôle majeur. Alors que la première ne répertoria aucune contestation directe de l’origine anthropique du réchauffement climatique dans les revues scientifiques peer reviewed ( » à comité de lecture « ), le second a constaté sur la période étudiée que 53 % des articles grand public de la presse américaine mettaient en doute les conclusions scientifiques.

Ce décalage s’explique par le remplacement du souci d’une information rigoureuse par une volonté de flatter le goût du spectacle. Les sujets scientifiques complexes sont traités de façon simpliste (pour ou contre). Ceci explique en partie les résultats de l’étude de l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (Ademe) pilotée par Daniel Boy sur les représentations sociales de l’effet de serre démontrant un sérieux décrochage du pourcentage de Français attribuant le dérèglement climatique aux activités humaines (65 % en 2010, contre 81 % en 2009). Ces dérives qui engendrent doute et scepticisme au sein de la population permettent aux dirigeants actuels, dont le manque de connaissance scientifique est alarmant, de justifier leur inaction.

Le sommet de Cancun a sauvé le processus de négociation en réussissant en outre à y intégrer les grands pays émergents. Mais des accords contraignants à la hauteur de l’objectif des seconds sont encore loin. S’il en est ainsi, c’est parce que les dirigeants de la planète (à l’exception notable de quelques-uns) ont décidé de nier les conclusions scientifiques pour se décharger de l’ampleur des responsabilités en jeu. Comment pourraient-ils à la fois croire en la catastrophe et ne rien faire, ou si peu, pour l’éviter ?
Enfermée dans le court terme des échéances électorales et dans le temps médiatique, la politique s’est peu à peu transformée en gestion des affaires courantes. Elle est devenue incapable de penser le temps long. Or la crise écologique renverse une perception du progrès où le temps joue en notre faveur. Parce que nous créons les moyens de l’appauvrissement de la vie sur terre et que nous nions la possibilité de la catastrophe, nous rendons celle-ci crédible.

Il est impossible de connaître le point de basculement définitif vers l’improbable ; en revanche, il est certain que le risque de le dépasser est inversement proportionnel à la rapidité de notre réaction. Nous ne pouvons attendre et tergiverser sur la controverse climatique jusqu’au point de basculement, le moment où la multiplication des désastres naturels dissipera ce qu’il reste de doute. Il sera alors trop tard. Lorsque les océans se seront réchauffés, nous n’aurons aucun moyen de les refroidir.

La démocratie sera la première victime de l’altération des conditions universelles d’existence que nous sommes en train de programmer. Les catastrophes écologiques qui se préparent à l’échelle mondiale dans un contexte de croissance démographique, les inégalités dues à la rareté locale de l’eau, la fin de l’énergie bon marché, la raréfaction de nombre de minéraux, la dégradation de la biodiversité, l’érosion et la dégradation des sols, les événements climatiques extrêmes… produiront les pires inégalités entre ceux qui auront les moyens de s’en protéger, pour un temps, et ceux qui les subiront. Elles ébranleront les équilibres géopolitiques et seront sources de conflits.

L’ampleur des catastrophes sociales qu’elles risquent d’engendrer a, par le passé, conduit à la disparition de sociétés entières. C’est, hélas, une réalité historique objective. A cela s’ajoutera le fait que des nouvelles technologies de plus en plus facilement accessibles fourniront des armes de destruction massive à la portée de toutes les bourses et des esprits les plus tourmentés.

Lorsque l’effondrement de l’espèce apparaîtra comme une possibilité envisageable, l’urgence n’aura que faire de nos processus, lents et complexes, de délibération. Pris de panique, l’Occident transgressera ses valeurs de liberté et de justice. Pour s’être heurtées aux limites physiques, les sociétés seront livrées à la violence des hommes. Nul ne peut contester a priori le risque que les démocraties cèdent sous de telles menaces.
Le stade ultime sera l’autodestruction de l’existence humaine, soit physiquement, soit par l’altération biologique. Le processus de convergence des nouvelles technologies donnera à l’individu un pouvoir monstrueux capable de faire naître des sous-espèces. C’est l’unité du genre humain qui sera atteinte. Il ne s’agit guère de l’avenir, il s’agit du présent. Le cyborg n’est déjà plus une figure de style cinématographique, mais une réalité de laboratoire, puisqu’il est devenu possible, grâce à des fonds publics, d’associer des cellules neuronales humaines à des dispositifs artificiels.

L’idéologie du progrès a mal tourné. Les inégalités planétaires actuelles auraient fait rougir de honte les concepteurs du projet moderne, Bacon, Descartes ou Hegel. A l’époque des Lumières, il n’existait aucune région du monde, en dehors des peuples vernaculaires, où la richesse moyenne par habitant aurait été le double d’une autre. Aujourd’hui, le ratio atteint 1 à 428 (entre le Zimbabwe et le Qatar).
Les échecs répétés des conférences de l’ONU montrent bien que nous sommes loin d’unir les nations contre la menace et de dépasser les intérêts immédiats et égoïstes des Etats comme des individus. Les enjeux, tant pour la gouvernance internationale et nationale que pour l’avenir macroéconomique, sont de nous libérer du culte de la compétitivité, de la croissance qui nous ronge et de la civilisation de la pauvreté dans le gaspillage.

Le nouveau paradigme doit émerger. Les outils conceptuels sont présents, que ce soit dans les précieux travaux du Britannique Tim Jackson ou dans ceux de la Prix Nobel d’économie 2009, l’Américaine Elinor Ostrom, ainsi que dans diverses initiatives de la société civile.
Nos démocraties doivent se restructurer, démocratiser la culture scientifique et maîtriser l’immédiateté qui contredit la prise en compte du temps long. Nous pouvons encore transformer la menace en promesse désirable et crédible. Mais si nous n’agissons pas promptement, c’est à la barbarie que nous sommes certains de nous exposer.

Pour cette raison, répondre à la crise écologique est un devoir moral absolu. Les ennemis de la démocratie sont ceux qui remettent à plus tard les réponses aux enjeux et défis de l’écologie.

(Michel Rocard, Dominique Bourg, Floran Augagneur)

 

La tyrannie de l’individu
Article paru dans l’édition du 27.03.11 Le Monde

Pour qu’un pouvoir soit légitime, il ne suffit pas de savoir comment il a été conquis (par exemple par des élections libres ou par un coup d’Etat), encore faut-il voir de quelle manière il est exercé. Il y a bientôt trois cents ans, Montesquieu avait formulé une règle pour guider notre jugement : « Tout pouvoir sans bornes ne saurait être légitime », écrivait-il.

Les expériences totalitaires du XXe siècle nous ont rendus particulièrement sensibles aux méfaits d’un pouvoir illimité de l’Etat, capable de contrôler chaque acte de chaque citoyen. En Europe, ces régimes appartiennent au passé, mais, dans les pays démocratiques, nous restons sensibles aux interférences du gouvernement dans les affaires judiciaires ou la vie des médias, car cela a pour effet de supprimer toute limite posée à son pouvoir. Les attaques répétées menées par le président français ou par le premier ministre italien contre les magistrats et les journalistes sont une illustration de ce danger.

Cependant, l’Etat n’est pas le seul détenteur de pouvoirs au sein d’une société. En ce début du XXIe siècle, en Occident, l’Etat a perdu une bonne partie de son prestige, alors que le pouvoir étendu que détiennent certains individus, ou groupes d’individus, est devenu à son tour une menace. Elle passe pourtant inaperçue, car ce pouvoir se pare d’un beau nom, dont tout un chacun se réclame : celui de liberté. La liberté individuelle est une valeur qui monte, les défenseurs du bien commun paraissent aujourd’hui archaïques.

On voit facilement comment s’est produit ce renversement dans les pays ex-communistes d’Europe de l’Est. L’intérêt collectif y est aujourd’hui frappé de suspicion : pour cacher ses turpitudes, le régime précédent l’avait invoqué si souvent que plus personne ne le prend au sérieux, on n’y voit qu’un masque hypocrite. Si le seul moteur du comportement est de toute façon la recherche de profit et la soif de pouvoir, si le combat impitoyable et la survie du plus apte sont les dures lois de l’existence, autant cesser de faire semblant et assumer ouvertement la loi de la jungle. Cette résignation explique pourquoi les anciens apparatchiks communistes ont su revêtir, avec une facilité déconcertante, les habits neufs de l’ultralibéralisme.

A des milliers de kilomètres de là, aux Etats-Unis, dans un contexte historique entièrement différent, s’est développé depuis peu le mouvement du Tea Party, dont le programme loue à son tour la liberté illimitée des individus et rejette tout contrôle gouvernemental ; il exige de réduire drastiquement les impôts et toute autre forme de redistribution des richesses. Les seules dépenses communes qui trouvent grâce aux yeux de ses partisans concernent l’armée et la police, c’est-à-dire encore la sécurité des individus. Quiconque s’oppose à cette vision du monde est traité de cryptocommuniste ! Ce qui est paradoxal, c’est qu’elle se réclame de la religion chrétienne, alors que celle-ci, en accord avec les autres grandes traditions spirituelles, recommande le souci pour les faibles et les miséreux.

On passe, dans ces cas, d’un extrême à l’autre, du tout-Etat totalitaire au tout-individu ultralibéral, d’un régime liberticide à un autre, d’esprit « sociocide », si l’on peut dire. Or le principe démocratique veut que tous les pouvoirs soient limités : non seulement ceux des Etats, mais aussi ceux des individus, y compris lorsqu’ils revêtent les oripeaux de la liberté.

La liberté qu’ont les poules d’attaquer le renard est une plaisanterie, car elles n’en ont pas la capacité ; la liberté du renard est dangereuse parce qu’il est le plus fort. A travers les lois et les normes qu’il établit, le peuple souverain a bien le droit de restreindre la liberté de tous. Cette limitation n’affecte pas toute la population de la même manière : idéalement, elle restreint ceux qui ont déjà beaucoup de pouvoir et protège ceux qui en ont très peu.

Le pouvoir économique est le premier des pouvoirs qui reposent entre les mains des individus. L’entreprise a pour but de générer des profits pour ses détenteurs, sans quoi elle est condamnée à disparaître. Mais en dehors de leurs intérêts particuliers, les habitants du pays ont aussi des intérêts communs, auxquels les entreprises ne contribuent pas spontanément. C’est à l’Etat qu’il incombe de dégager les ressources nécessaires pour prendre soin de l’armée et de la police, mais aussi de l’éducation et de la santé, de l’appareil judiciaire et des infrastructures. Ou encore de la protection de la nature : la fameuse main invisible attribuée à Adam Smith ne sert pas à grand-chose dans ce cas. On l’a vu au cours de la marée noire dans le golfe du Mexique, au printemps 2010 : laissées sans contrôle, les compagnies pétrolières choisissent les matériaux de construction peu chers et donc peu fiables.

Face au pouvoir économique démesuré que détiennent les individus ou les groupes d’individus, le pouvoir politique se révèle souvent trop faible. Aux Etats-Unis, au nom de la liberté d’expression illimitée, la Cour suprême a autorisé le financement par les entreprises des candidats aux élections ; concrètement, cela signifie que ceux qui disposent de plus d’argent peuvent imposer les candidats de leur choix.
Le président du pays, assurément l’un des hommes les plus puissants de la planète, a dû renoncer à promouvoir une réforme juste de l’assurance médicale, à réglementer l’activité des banques, à diminuer les dégâts écologiques causés par le mode de vie de ses concitoyens.

Dans les pays européens, il arrive fréquemment que les gouvernements se mettent au service des puissances d’argent, donnant lieu à une nouvelle oligarchie politico-économique qui gère les affaires communes dans l’intérêt de quelques particuliers. Ou encore que les ministres en exercice se comportent en individus intéressés, en acceptant que des tiers paient leurs vacances…

La liberté d’expression est présentée parfois comme le fondement de la démocratie, qui pour cette raison ne doit connaître aucun frein. Mais peut-on dire qu’elle est indépendante du pouvoir dont on dispose ? Il ne suffit pas d’avoir le droit de s’exprimer, encore faut-il en avoir la possibilité ; en son absence, cette « liberté » n’est qu’un mot creux. Toutes les informations, toutes les opinions ne sont pas acceptées avec la même facilité dans les grands médias du pays. Or la libre expression des puissants peut avoir des conséquences funestes pour les sans-voix : nous vivons dans un monde commun. Si l’on a la liberté de dire que tous les Arabes sont des islamistes inassimilables, ils n’ont plus celle de trouver du travail ni même de marcher dans la rue sans être contrôlés.

La parole publique, un pouvoir parmi d’autres, doit parfois être limitée. Où trouver le critère permettant de distinguer les bonnes limitations des mauvaises ? Entre autres, dans le rapport de pouvoir entre celui qui parle et celui dont on parle. On n’a pas le même mérite selon qu’on s’attaque aux puissants du jour ou que l’on désigne au ressentiment populaire un bouc émissaire. Un organe de presse est infiniment plus faible que l’Etat, il n’y a donc aucune raison de limiter sa liberté d’expression lorsqu’il le critique, pourvu qu’il la mette au service de la vérité.

Quand le site Mediapart révèle une collusion entre puissances d’argent et responsables politiques, son geste n’a rien de « fasciste », quoi qu’en disent ceux qui se sentent visés. Les « fuites » de WikiLeaks notamment publié par Le Monde n’ont rien de totalitaire : les régimes communistes rendaient transparente la vie de faibles individus, pas celle de l’Etat. En revanche, un organe de presse est plus puissant qu’un individu, et le « lynchage médiatique » est un abus de pouvoir.

Les défenseurs de la liberté d’expression illimitée ignorent la distinction entre puissants et impuissants, ce qui leur permet de se couvrir eux-mêmes de lauriers. Le rédacteur du journal danois Jyllands-Posten, qui avait publié en 2005 l’ensemble des caricatures de Mahomet, revient sur l’affaire cinq ans plus tard et se compare modestement aux hérétiques du Moyen Age brûlés sur le bûcher, à Voltaire pourfendeur de l’Eglise toute-puissante ou aux dissidents réprimés par la police soviétique. Décidément, la figure de la victime exerce aujourd’hui une attraction irrésistible ! Le journaliste oublie, ce faisant, que les courageux praticiens de la liberté d’expression se battaient contre les détenteurs du pouvoir spirituel et temporel de leur temps, non contre une minorité discriminée.

Poser des bornes à la liberté d’expression signifie non plaider pour l’instauration de la censure, mais faire appel à la responsabilité des maîtres des médias. La tyrannie des individus est certainement moins sanglante que celle des Etats ; elle est pourtant, elle aussi, un obstacle à une vie commune satisfaisante. Rien ne nous oblige à nous enfermer dans le choix entre « tout-Etat » et « tout-individu » : nous avons besoin de défendre les deux, chacun limitant les abus de l’autre.

(Tzvetan Todorov)

Casser du GIEC…

Ceux qui me connaissent vont surement me traiter de cinglé… Mettre les pieds dans la jungle indéfrichable des pro-anti-consensus GIEC, sans être rémunéré, c’est une pure folie… En fait, j’en avais ras le bol que d’entendre les différents protagonistes raconter leurs vérités (chacune étant par définition la seule et unique vérité), avec toujours cet même air savant et (en apparence) objectif… Ca n’empêche qu’à chaque fois, ça puait la subjectivité à plein nez.

Profitant de l’absence de mes femmes et de la fécondité intellectuelle caractéristique de ces périodes d’abstinence sexuelle (oui oui, je frime…), j’ai décidé de prendre le taureau par les cornes, de m’immerger dans la littérature académique des pros et des anti-consensus, et de me faire mon propre opinion. Au bout d’une trentaine d’articles allant dans tous les sens (dont certains s’évertuent à critiquer/démonter/laminer d’autres), cinq jours avec peu de sommeil, peu de bouffe (ça ne pouvait me faire que du bien), beaucoup de café et un vide sexuel revigorant (ma femme ne va pas aimer !), je suis arrivé à la conclusion (abstraction faite de mes convictions profondes) que s’il faut absolument parier, je parierais pour l’instant sur le consensus du GIEC, même si ce consensus n’a rien d’intellectuellement excitant (car trop cadré, comme une thèse dominante peut l’être). Ses arguments sont les plus solides.

Face à ce consensus, la thèse de saisonnalité naturelle du japonais Akasofu est séduisante par sa simplicité, mais me paraît trop belle pour être vraie (verdict dans 10 à 20 ans).

Je garderai, par ailleurs, un œil attentiste sur la thèse solariste qui, à mon sens, complètera un jour (sans la supplanter) la vision anthropique.

Au sein des climato-sceptiques (un ensemble si bigarré que toute généralisation sera à proscrire), je garderai un œil impitoyable sur tous ces anti-consensus négatifs et improductifs, qui refusent la thèse anthropique, mais n’apportent rien au débat, à part des controverses stériles, une mauvaise foi à toute épreuve, et un art consommé de la tétrapiloctomie (l’art de couper les cheveux en quatre).

Faire son choix, aujourd’hui, relève partiellement de l’acte de foi. N’oubliez pas qu’en l’absence de preuve irréfutable de la réalité de Dieu, Pascal pariait qu’Il existe (vive la théorie des jeux !). Je ferai de même avec la thèse anthropique.

Le fruit de mes 5 jours de labeur est accessible ici : Rechauffement_Etatdelart