Chroniques de la Fin d’un Monde – Acte II

« Le cochon offre de nombreux points de comparaison avec un autre mammifère sans poils passé expert dans l’art de semer la merde et de se vautrer dedans. » (Desproges)

Cette année, j’ai décidé d’être un peu plus optimiste que d’habitude… Si, si, j’ai enfin réussi à canaliser mes tendances suicidaires.  Il faut dire que le flot de mauvaises nouvelles semble se tarir. Il n’y en plus que des bonnes.

Il y a, au moins, treize raisons de baigner dans l’optimisme :

  • Nicolas Sarkozy, notre serial-sauver national, nous a sauvés de la faillite. Et comme dirait Stéphane Guillon « Sans lui la France serait la Grèce, on mangerait de la feta, on écouterait du Demis Roussos et Nikos Aliagas serait Premier Ministre ».
  • Les ventes de caleçons flottants se porteraient très mal. Cette information tombe à pic. Je viens d’en jeter le dernier. Ses trous sont devenus trop nombreux pour qu’il puisse continuer à assurer sa mission naturelle. Sa tendance fâcheuse à se mettre en boule sous le pantalon le rendait irritant, et les bourrelets qui en découlaient disgracieux. Il est devenu tellement avachi que je ne pouvais plus me balader avec à la maison sans me faire flinguer par le regard dédaigneux de ma fille, me traitant implicitement, du haut de ses 7 ans, de « has been ». Grâce à une étude du magazine M (Le Monde), j’ai appris qu’en portant un caleçon moulant, je suis devenu « trendy » sans vraiment le vouloir. Il faut dire qu’il est spécialement mis en valeur par mon ventre musclé et mes pectoraux harmonieux (Et que ceux qui savent, se taisent à jamais…). Après le slip, le string (imaginez-moi en string) et le caleçon, et afin de rester dans le « move », je me prépare psychologiquement à me mettre au « megging », comme ce bon vieux Louis XIV. Ma photo sera bientôt surhttp://fuckyeahmeggings.tumblr.com/… Qui m’aime me suive !
  • Les riches exigent de payer plus d’impôts (pas tous… Certains se font la malle). J’ai adoré Stephen King (le maître de l’horreur) dans sa tribune poétiquement intitulée « Taxez-moi, merde ! » :  “I’ve known rich people, and why not, since I’m one of them? The majority would rather douse their dicks with lighter fluid, strike a match, and dance around singing ‘Disco Inferno’ than pay one more cent in taxes to Uncle Sugar.” Traduction approximative : « J’ai connu des gens riches, et pour cause, je suis l’un deux… La plupart préféreraient tremper leurs bites (excusez la traduction brute de coffrage) dans de l’essence, craquer une allumette et danser autour en chantant ‘Disco inferno’ plutôt que de payer un centime de plus à l’Oncle ‘Sucre’. »
  • Georges Friedmann, Hannah Arendt, et plus récemment Jeremy Rifkin (et même Michel Rocard), ont abordé le thème de la fin du travail dans le contexte d’une productivité en croissance constante et d’une croissance (quand elle n’est pas en berne) sans emploi. Youpi, on y est ! Nous sommes partis pour des années de croissance molle. Le travail de masse s’achève. Le plein-emploi est une relique du passé. J’entends le poète grec Antipatros entonne son hymne à l’oisiveté « Épargnez le bras qui fait tourner la meule, ô meunières, et dormez paisiblement! Que le coq vous avertisse en vain qu’il fait jour! ». Et que les inconditionnels défenseurs de la transcendante centralité du travail tremblent de rage!
  • D’après une étude de la revue Nature (« Approaching a state-shift in Earth’s biosphere »), mettant en avant l’accélération des changements climatiques et des pertes en termes de biodiversité, l’environnement terrestre pourrait franchir un point de non-retour avant la fin du siècle. Les écosystèmes de la planète pourraient connaître un effondrement total et irréversible d’ici 2100. Selon l’étude, 12 % à 39 % de la surface du globe connaitrait, sous la pression humaine, des conditions qui n’ont jamais été connues auparavant par les organismes vivants. La fulgurance de ce changement (à l’échelle du temps planétaire) empêcherait les écosystèmes de s’y adapter. Un des auteurs de l’étude résume la situation ainsi : « La planète ne possède pas la mémoire de son état précédent. Nous prenons un énorme risque à modifier le bilan radiatif de la Terre : faire basculer brutalement le système climatique vers un nouvel état d’équilibre auquel les écosystèmes et nos sociétés seront incapables de s’adapter. ». La bonne nouvelle est qu’en 2100, je ne serai plus là… L’autre bonne nouvelle (je vous ai dit qu’il y en a plein) est qu’avec un peu de chance, nous serons sauvés par l’empathie qui nous habite. J. Rifkin (le même qui nous parlait de la fin du travail) suggère dans son dernier livre que notre empathie naturelle pourrait rétablir l’équilibre menacé par l’entropie générée par notre espèce. « Si la nature humaine est matérialiste jusqu’à la moelle – égoïste, utilitariste, hédoniste -, on ne peut guère espérer résoudre la contradiction empathie-entropie. Mais si au plus profond, elle nous prédispose à (…) l’élan empathique, il reste au moins possible d’échapper au dilemme, de trouver un ajustement qui nous permette de rétablir un équilibre durable avec la biosphère  ». Me voilà rassuré…
  • Le ciel ne nous est pas tombé sur la tête. La crise n’est plus qu’un mauvais souvenir. La preuve : Gangnam Style, le clip déjanté du rappeur sud-coréen Psy (dans lequel il mime une danse du cheval) a franchi la barre symbolique du milliard de connexions Youtube. « Y’a des aristocrates et des parvenus, dans la connerie comme dans le reste. » (Audiard, Comment réussir quand on est con et pleurnichard – 1974). Dans tous les cas, la connerie humaine semble au top de son audience…
  • Une nouvelle étude menée, entre 1989 et 2005 en France, et portant sur plus de 26 000 hommes, montre un déclin spectaculaire (32%) de la concentration en spermatozoïdes du sperme, ainsi que de sa qualité (réduction 33%, de la proportion des spermatozoïdes de forme normale). Autrement dit, nos spermatozoïdes ne collent plus au canon de beauté du moment (imaginez les avec des boutons d’acné et des piercings sur la langue, les tétons et la queue) et se font plus rares là où on les attend normalement. C’est sûrement une crise d’adolescence doublée de tendances gothiques prononcées…  La bonne nouvelle c’est que j’ai déjà réussi, contre vents et marées, à procréer.  La seconde bonne nouvelle est qu’enfin, nous ferons l’amour sans aucune arrière-pensée primitive (de celles héritées de dizaines de milliers d’années d’évolution). Le tout, en épargnant à la Sécurité Sociale le coût superflu des moyens de contraception de tous genres (ce qui tombe plutôt pas mal compte tenu des soucis qu’on connait avec les pilules de 3ème et 4ème générations).
  • En attendant de pouvoir s’envoyer en l’air sans arrières-pensées procréatrices, sachez que les voyages en apesanteur se démocratisent : Dernièrement, l’agence spatiale française a fixé mars 2013 pour le démarrage de ses vols commerciaux de 2 h 30, comprenant cinq minutes d’apesanteur cumulées, pour 6 000 euros par personne. Pour ceux qui voudraient monter un peu plus haut et quitter l’atmosphère terrestre, Virgin Galactic fera leur bonheur : Un vol allant à 110 km au-dessus du sol, 6 minutes d’apesanteur, pour à peine 200 000 euros. Bonne nouvelle : la connerie humaine ne se refuse rien… Et « le jour où la connerie se vendra en tubes, il y en a qui seront les premiers à s’offrir une brosse à dents. » (Audiard)
  • Il n’y a pas que l’apesanteur qui se démocratise. La pauvreté aussi. Tout va bien quand on est tous dans la mouise… « Il paraît (même) que la crise rend les riches plus riches et les pauvres plus pauvres. Je ne vois pas en quoi c’est une crise. Depuis que je suis petit, c’est comme ça » (Coluche). La pauvreté concerne désormais des groupes sociaux préservés jusqu’ici par des mécanismes de solidarité familiale qui vacillent. Des millions de foyers sont rattrapés par le chômage de masse (on ne peut le dire autrement quand le quart de la population active est sans taf), le surendettement,  l’austérité implacable et les coupes drastiques dans les dépenses publiques d’éducation et de santé.  Les pays les riches couvent les ingrédients d’une crise sociale majeure, couplée à un traumatisme collectif. Et« quand les riches maigrissent, les pauvres meurent » (Proverbe chinois).
  • La polygamie sera bientôt proclamée « action d’utilité publique ». On discernera la légion d’honneur aux activistes polygames (car il faut être un révolutionnaire de la première heure pour tremper dans la polygamie). En Grèce, le taux de suicide a doublé au cours des trois dernières années, les trois-quarts des suicides étant commis par des hommes. Rien d’étonnant puisque que les hommes continuent à fonder leur identité, leur valeur, leur virilité, sur le travail. Bientôt, il y aura trop peu de mecs sur terre. C’est une bonne nouvelle en soi (il y aura moins de pipi sur les lunettes des chiottes).
  • Le transfert de technologie s’inverse et devient Sud-Nord. Par ce temps de crise, la Tunisie a réussi à exporter son savoir-faire en techniques suicidaires.  Giuseppe Campaniello, un maçon au chômage de Bologne, poursuivi pour ne pas avoir payé ses impôts, a opté pour l’immolation par le feu.
  • Sur l’île des Lotophages, le tourisme sexuel se porte à merveille. Les cougars sont en terrain conquis. La prostitution masculine est un métier d’avenir à condition de ne pas faire la fine bouche. Ce matin même, j’ai pu contempler ce business en plein essor : Une magnifique blonde d’un certain âge (mais d’un âge certain), aussi fripée qu’un Shar Pei, stand ambulant de la chirurgie esthétique ratée, au bras d’un jeunot (j’aurais pu dire un éphèbe, mais vous auriez pu le croire beau),  ayant le tiers de son âge, aux cheveux gominés et à la dentition jaune fluo. A Djerba, les films d’horreur se déroulent en pleine rue… Je me dis qu’il faut se prostituer un coup pour voir ce que le dévouement professionnel peut nous faire gober.
  • Etre un homme battu n’est plus un tabou. Les hommes violentés psychologiquement, physiquement et même parfois sexuellement par leurs femmes peuvent enfin s’adresser à SOS Hommes battus, association créée en 2009 par (paradoxalement ?) une femme : Sylvianne Spitzer, psychologue et experte en criminologie.  J’ai démarré mes recherches sur le sujet il y a quelques mois, suite à des discussions enflammées avec ma femme sur (devinez quoi !) les hommes violés. J’ai été ahuri par les chiffres disponibles aux Etats-Unis, au Canada, en Suisse et depuis peu en France. Près de 10 % des hommes seraient victimes de violences conjugales (et je n’en fais pas partie…). Outre le blog de l’association et le rapport de l’Observatoire National de la Délinquance et des Réponses Pénales, je vous invite à consulter les ouvrages de Sophie Torrent (L’Homme battu, un tabou au cœur du tabou) et de la psycho-criminologue Michèle Agrapart-Delmas (Femmes Fatales) où l’on apprend « qu’à la maison d’arrêt de Rennes, qui est exclusivement pour femmes, il y aurait 25% de femmes agresseurs sexuels impliquées dans des actes de pédophilie, d’inceste, mais aussi de viol sur d’autres femmes ou sur des hommes adultes. »

Desproges disait : « Il faut rire de tout. C’est extrêmement important. C’est la seule humaine façon de friser la lucidité sans tomber dedans ».

Mais n’oubliez pas : « le rire n’est jamais gratuit, l’homme donne à pleurer, mais il prête à rire ».

En 2012, l’apocalypse n’a pas eu lieu mais nous avons changé de monde. Nous avons fait un pas supplémentaire vers l’abîme salvateur, la culbute finale. Les banquiers centraux ont opté pour la politique de « l’open bar » en termes de stimulations, d’injections monétaires et d’accès aux liquidités, en espérant revoir le consommateur au bar, buvant  au goulot comme s’il n’y avait pas de demain. Or, se soûler n’a jamais été la solution. Et nos banquiers à la noix l’apprendront à leurs dépens. Nous vivons en ce moment la plus grosse bulle de dette (publique et privée) jamais connue par l’humanité. Son implosion fera de la crise de 2008 une sinécure (« a Sunday picnic », comme disent nos amis anglais). Les stimulations de tous genres ne font que tenir la bulle à bout de bras, à repousser l’échéance fatidique mais ne pourront en aucun cas apporter une solution durable. Ludwig von Mises le disait tellement bien : « There is no means of avoiding the final collapse of a boom brought about by credit expansion. The alternative is only whether the crisis should come sooner as a result of the voluntary abandonment of further credit expansion, or later as a final and total catastrophe of the currency system involved. »

Ca fait des années que je vous tanne avec le désencombrement, la sobriété heureuse, la décroissance volontaire. Durant ces années, je me suis enrichit de ce dont je me suis allégé. J’ai irrité (et le mot est gentil) ma femme avec mes tendances monomaniaques à scruter nos habitudes, à évaluer chaque besoin et à raisonner chaque envie. Les cinq R de « Refuse – Reduce – Reuse – Recycle – Rot » (refuser, réduire, réutiliser, recycler, composter) deviennent soulantes, à la longue. Mais stoïque a été ma femme…

En combattant le superflu, en le réduisant à sa plus simple expression (car, même quand il n’y en a plus, il y en a encore un peu), les traits de la vie deviennent plus discernables. La vie elle-même devient plus éclatante, une fois débarrassée de ce brouillard consumériste qui l’enveloppe. Nombreux sont ceux qui se cachent encore derrière les nouvelles tendances de recyclage et d’écoconception, acquérant  ainsi un « permis à consommer », voire à surconsommer. Le recyclage ne sera jamais la panacée. La sobriété volontaire si.

Contrairement au fameux « Il faut que tout change pour que rien ne change » de l’écrivain Giuseppe Tomasi (prince de Lampedusa), on navigue à vue en chantonnant  « Il faut que rien ne change pour que rien ne change ». C’est beaucoup plus simple, plus rassurant mais infiniment plus déprimant.

Le National Intelligence Council (NIC), la branche analytique et prospective des services de renseignement américains vient de pondre son rapport « Global Trends 2030 », projetant le monde de 2030 en termes de limitation des ressources, de pression démographique (avec son lot de défis environnementaux, climatiques et alimentaires et de tensions sur les ressources en eau et en matières premières) et de facteurs potentiels d’instabilité. Le rapport dessine une planète physiquement limitée, vieillissante et soumise à une urbanisation tous azimuts.  Il met en évidence des similitudes entre le monde d’aujourd’hui et celui des grandes transitions de l’Histoire : la fin de l’empire napoléonien en 1815, les lendemains des grandes guerres (1919 et 1945) et la chute du mur de Berlin en 1989 (J’aurais bien volontiers rajouté la chute de l’empire romain d’Occident en 476). A chaque fois, le monde a été à la croisée des chemins. A chaque fois, l’option retenue a façonné le monde sur des décennies.  De ce rapport, j’ai retenu deux points pour vous :

  1. l’urbanisation croissante « a conduit à des réductions drastiques des forêts, des changements négatifs dans le contenu nutritif et la composition microbienne des sols, des altérations dans la diversité des plantes et animaux supérieurs (incluant des extinctions locales) ainsi que des changements dans la disponibilité et la qualité de l’eau douce. »
  2. Les rendements agricoles s’améliorent certes mais à un rythme qui ne compense guère l’augmentation des besoins alimentaires de la population mondiale. « Au cours de sept des huit dernières années, le monde a consommé plus de nourriture qu’il n’en a produit. Une grande étude internationale estime qu’en 2030, les besoins annuels en eau atteindront 6 900 milliards de mètres cubes, soit 40 % de plus que les ressources durables actuelles. »

Bon… je pense que vous avez reçu le message 5/5. Tout va bien dans le meilleur des mondes.

Entre temps, nos p’tits lutins (voir mon billet de l’année dernière :http://tingitingi.canalblog.com/archives/2012/01/03/23145266.html ) ont survécu tant bien que mal à la crise. Les lutins banquiers ont fait passer leurs soucis de solvabilité pour de simples problèmes de liquidité. Ils ont eu alors accès à l’open bar du lutin super-banquier, qui s’est contenté de faire tourner la planche à billets à donf, le tout avec la bénédiction des lutins tchatcheurs-politicards. Et vu qu’ils maitrisent l’art du larmoiement, ils se sont aussi faits renflouer par les mêmes lutins tchatcheurs-politicards. Des milliers de milliards (oui oui des billions… mais « milliers de milliards », ça en jette plus !) de kilos de champignons y sont passés. Les lutins banquiers ont repris sereinement leur business lucratif d’avant, en évitant scrupuleusement tout ce qui fait partie de l’économie « réelle » (peu sexy et très risquée). Quant aux lutins tchatcheurs-politicards, ils se sont finalement retrouvés dans la mouise (qui ne fait que se déplacer):

  • Avec un endettement hallucinant dépassant de loin la production nationale de champignons. Cette dernière étant en chute libre compte tenu de la défection des lutins consommateurs à gogo, dont une bonne partie a été mise au chômage technique et l’autre partie ne rêve que de se faire oublier.
  • Avec un déficit de fonctionnement qui montre à l’évidence qu’ils pètent plus haut que leurs culs.
  • Avec une méfiance de plus en plus palpable de la part des lutins trimeurs (surtout ceux aux yeux bridés, qui épargnent et qui prêtent) qui doutent de leur capacité à rembourser. Les 2 partis se tiennent par la barbichette, mais l’un des deux finira par craquer.

Conscients du fait qu’ils ont tiré leurs dernières cartouches, nos lutins tchatcheurs-politicards  sont actuellement en train de se faire tout petits, tout discrets (en attendant que la tempête passe et qu’on les oublie), de réduire la voilure sur tout ce qui est accessoire et superflu (éducation, santé, retraites, aides sociales…) et d’augmenter les ponctions sur les lutins-trimeurs qui font partie de leur circonscription. Un double effet kiss-cool qui fait descendre les lutins-trimeurs dans la rue… Les lutins-indignés sont nés. Dans peu de temps, les lutins casseurs-révolutionnaires et les lutins flics-mateurs entreront dans la danse.

L’ensemble du système sera alors au pied du mur. Ce système a été dessiné pour un monde en perpétuelle croissance.  Ce n’est donc pas étonnant qu’il soit devenu en perpétuelle surcapacité. Seule la reprise de la consommation à gogo et à crédit (ou une surprenante rupture technologique) lui donnera une porte de sortie honorable. En l’absence d’une telle reprise, il ne pourra que végéter ou imploser. Une histoire à suivre de près, car on est tous des lutins dans le pétrin. Et si le Titanic coule, même les passagers de première classe y resteront (image poétique que je dois au ministre des affaires étrangères espagnol).

On a juste vécu une p’tite crise du Système. On a ensuite subi une p’tite réplique insignifiante. Et on vivra sous peu l’ivresse de la troisième phase, telle que décrite par Baudelaire dans « Du vin et du hachisch » : « La troisième phase, séparée de la seconde par un redoublement de crise, une ivresse vertigineuse suivie d’un nouveau malaise, est quelque chose d’indescriptible. C’est ce que les Orientaux appellent le kief; c’est le bonheur absolu. » Le kief est pour bientôt…

A la même époque de l’année dernière, je vous suggérais de mettre vos ceintures de sécurité car ça allait secouer.  Les secousses ont failli laisser deux-trois pays sur le bitume. Cette année, le masque et les palmes s’imposent. Gonflez bien vos poumons, car c’est parti pour cinq années d’apnée, d’ivresse…

Et puis, n’oubliez pas : La révolution est en marche. Notre p’tite carte est là pour vous en apporter la preuve…

Sachant que « sur cent personnes à qui l’on souhaite bonne année, bonne santé le premier janvier, deux meurent d’atroces souffrances avant le pont de la Pentecôte » (Desproges),j’ai décidé de ravaler mes vœux.

Bises à toutes et à tous.

Zouheir

 

PS I : Pour suivre nos conneries sur Twitter : https://twitter.com/#!/Tingitingi

Quant aux insultes éventuelles, continuez à les envoyer sur notre adresse réservée :nicolas@sarkozy.fr

PS II : En cadeau de Noël, je vous ai déniché une p’tite adaptation (de Jérôme Leroy, visible sur le site bakchich.info) des ‘Tontons flingueurs’ à la crise des subprimes et au plan Paulson.

La grande classe internationale… Ames sensibles s’abstenir.

 

F-    Alors qu’est-ce qui vous amène encore, les Volfoni ?

V-   Fernand, t’as plus d’esgourdes ou quoi, t’entends plus rien, t’es aussi sourdingue que le Mexicain sur son déclin. C’est la crise financière, Fernand, la catastrophe pour l’actionnaire, l’Armageddon de la thune, l’apocalypse du crédit. Y vont nous l’enfiler jusqu’au trognon, Fernand, les amerloques. Ca va être le plan Marshall à l’envers, mon petit camarade, l’Europe ruinée, le populo sur les routes, le retour à la barbarie. On est à la limite du nervous brèquedonne géopolitique, Fernand. Ca va se finir avec des émeutes devant les épicemards, à se peigner comme des sauvages autour d’un paquet de spaghettis. J’te dis qu’ça, mon Fernand, on va être éparpillé façon puzzle, nous et nos PME d’honnêtes artisans, élevés dans le souci du travail bien fait et de la prestation de qualité chez l’arpenteuse de trottoir.

F-    Arrêtez les Volfoni, vous z’allez finir par me foutre le traczir. On n’a rien à craindre, nous, on est l’économie réelle. Personne va nous les prendre, nos kilomètres de bitume avec nos gagneuses. Même que j’aurais tendance à penser que vu le climat est pas franchement à la sérénité, le goldène boïlle, y va venir plus souvent qu’à son tour se faire shampouiner le chauve, histoire d’oublier ses tracas monétaires.

V-   Et avec quoi, il va la payer la gonzesse. Des tickets de PMU ? Il a plus rien, le goldènen boïlle, qu’est-ce que tu crois, Fernand ? Ses portefeuilles ont été atomisés, ses actions sont hachées menues et ses sicav glissent sur la pente fatale, il est raide comme un passe-lacet, il a autant de pouvoir d’achat qu’un clandestin anorexique, ton traideure. Même une gâterie moldave genre « pimpon vl’a pompier qui passe », il aura pu les moyens, ton cave.

F-    Et ce Paulson, là, son plan pour arrêter le carnage, ça a l’air sérieux. Un secrétaire au Trésor, c’est quand même pas le premier branque venu. C’est pas des comiques, les protestants en général, non ? Le luthérien, c’est pas son genre à échafauder du baroque, à sombrer dans le somptuaire, à jeter le pognon par les lucarnes. Ca a le souci du grisbi, ces hommes-là, quand même, les gouverneurs de banque centrale et tout le toutim, ils ont les arpions sur le plancher des vaches, quoi, enfin…

V-   Parce que les subprimes, ça te semble une idée rationnelle, Fernand ? Tu stratosphérises de la chéchia ou quoi ? Un coup de chaleur de parpaillots illuminés, voilà c’qui s’est passé et voilà pourquoi on est dans une telle mouscaille. Tu fais confiance à un pays qui pourrait avoir comme vice-présidente une grande bringue à lunettes avec un fusil, une Jeanne d’Arc des Icebergs qui te fait des chiées de mômes en se faisant ramoner le frifri sur des dépouilles encore fumantes d’un ours blanc dégommé à l’obusier de campagne. Je vais te dire ce que c’est, moi, le plan Paulson, c’est un piège à caves, un truc de bandits de grand chemin, de Robin des bois qu’aurait pris trop de schnouffe et qui piquerait le pognon des pauvres pour le donner aux riches qui risqueraient de devenir pauvres. Même le Bernard Tapie, qu’est pourtant pas un enfant de Marie, il aurait pas osé dans ces proportions-là. Et son coup du Lyonnais, là, ses dommages et intérêts, permets nous de t’affranchir : c’est du grand art, on irait même jusqu’à apprécier l’esthétique de la chose, le sublime dans l’empapaoutage du citoyen. Mais t’auras beau dire, le Nanard, ça reste un amateur, un joueur de deuxième division si tu compares avec le Paulson et son plan pour glandus. Paulson, c’est du grand art, de la haute couture pour rhabiller les banquiers qui se sont retrouvés à loilpé à force de jouer avec le crédit des pue-la-sueur qu’avait même pas le moyens de se payer un petit home où qui zauraient bu du ouisquie en regardant les télé-évangélistes.

F-    Qu’est-ce qu’on va faire, alors, les mecs, parce que moi le discours de Toulon du cavillon à Rollex, il m’a comme qui dirait moyennement rassuré. Un jour, il taille des plumes au Capital et l’autre, il se prend pour Lénine en pleine NEP. Et pis en face, l’illuminée du Poitou, j’la sens pas franchement. J’ai jamais eu la mentalité scoute, pour tout vous dire.

V-     C’qu’on va faire, Fernand, c’est comme d’habitude. On va planquer de la joncaille en loucedé et puis on va boire un canon. Entre hommes..

Oiseau de mauvaise augure…

« The crisis takes a much longer time coming than you think, and then it happens much faster than you would have thought, and that’s sort of exactly the Mexican story. It took forever and then it took a night. » – Rudiger Dornbusch

L’oiseau de mauvaise augure est de retour…
N’avez-vous pas l’impression que les choses se précipitent ? Que ça pète de toute part (socialement, économiquement et géopolitiquement) ?

Il n’y a aucun moyen d’éviter l’écroulement final d’un système dont la richesse a été fondée sur le crédit à gogo et la frénésie de consommation qui va avec (*). Le maelström se déchainera tôt, si l’on opte pour un bannissement volontaire de cette boulimie de crédit, ou tard, si l’on s’obstine encore à garder l’ensemble du système sous perfusion. Les monnaies s’écrouleront dans la foulée, la prospérité (réelle ou simulée) s’évaporera, un vent de panique soufflera, et les démunis de tout bord (et ils seront nombreux) sortiront dans la rue. Le sang jaillira  et la connerie humaine (avec son lot de nationalisme, de protectionnisme, d’extrémismes divers) triomphera (encore).

Contrairement aux idées reçues, et malgré l’acharnement thérapeutique des banquiers centraux (les nouveaux Dieux de l’Olympe),  notre système est encore plus vulnérable qu’en 2008. Nous naviguons à vue au sein de la bulle de crédit la plus gigantesque jamais créée… bulle maintenue à bout de bras de tous ces fous de l’assouplissement quantitatif, mais dont l’éclatement reste inéluctable. Le jour où ça arriverait (et j’ai comme un pressentiment que ça ne saurait tarder), la dépression de 2008 nous paraitrait aussi agréable qu’un pique-nique entre amis. On regrettera même l’austérité du bon vieux temps ayant précédé la Chute Finale.

La descente aux enfers ne fait que commencer…
Le grand « delevraging » est en marche et rien ne peut plus l’arrêter….

La spirale déflationniste guette… La destruction de valeur sera horrible à voir. La classe moyenne sera lessivée. Notre système monétaire y laissera ses fesses…

Les banquiers centraux (qui se sont crus supérieurs à leurs prédécesseurs, plus intelligents, plus innovateurs, plus rapides à la détente…) se trouveront bien minables et bien ridicules au fin fond de leur trappe à liquidité. Le cas des Etats sera encore plus spectaculaire avec les devises qui s’écroulent, les portes du crédit qui se ferment, et les coûts de financement qui grimpent au ciel… Leurs cadavres viendront alors joncher les sentiers de l’Histoire, comme bien d’autres avant eux.

Depuis la dernière crise, nous n’avons fait que nous enfoncer un peu plus dans la vase, à coups de baguette magique (planche à billets, expansion monétaire, incitation au crédit), de confiance aveugle dans la capacité des banquiers centraux à nous sortir de la moise, de visions court-termistes, et de manque globalisé de discernement. On a toujours du mal à croire que l’hyper-cycle de crédit, qui a porté les 30-50 glorieuses, touche à sa fin…
“A 30-50 year virtuous cycle of credit expansion which has produced outsize paranormal returns for financial assets—-bonds, stocks, real estate and commodities alike—-is now deleveraging because of excessive risk and the price of money at the zero-bound. We are witnessing the death of abundance and the borning of austerity, for what may be a long, long time.” (Bill Gross, Février 2012)

C’est la fin d’une époque. Nous serons bientôt rattrapés pas l’amère réalité…

(*) Depuis les années 70, les ménages n’ont bénéficié que très peu de tous les gains liés à la productivité. Maintenir leur standard de vie n’a pu se faire qu’à crédit. Il est évident que sans cet accès facilité (voire laxiste) au crédit, la demande de consommation n’aurait jamais pu soutenir la croissance de toutes ces économies développées durant toutes ces années. Le problème structurel serait alors apparu à la lumière du jour bien plus tôt…

Assassinat politique sur la place Syntagma…

« Puisque mon âge avancé ne me permet pas de réagir de façon dynamique (mais si un Grec attrapait une Kalachnikov, je serais juste derrière lui), je ne vois pas d’autres solutions que cette fin digne de ma vie. Ainsi, je n’aurai pas à fouiller les poubelles pour assurer ma subsistance » : ceux-ci fussent les derniers mots de Dimitris Christoulas, 77 ans,  pharmacien à la retraite, avant de mettre fin à sa vie en se tirant une balle dans la tête, à quelques pas du parlement grec.

Il y a quelques années, en me baladant dans les ruelles de la banlieue nord (et occasionnellement huppée) de Tunis, je suis tombé nez à nez avec un clochard, noir comme la misère, dont les haillons ont arrêté depuis longtemps de couvrir le corps, à moitié enfoui dans une poubelle du quartier, dévorant ce qui ressemblait à une carcasse de poulet.

Nos regards se sont croisés un instant. Le mien n’a pu soutenir le sien.

Et j’ai passé mon chemin… la mort dans l’âme, ébranlé par cette dignité qui fout le camp.

Ce jour là, mon diagnostic était fait. La révolte et le lynchage public me semblait déjà la seule issue possible pour un peuple qui vivait dans le noir absolu… sans lueur d’espoir, sans perspectives. La suite de l’histoire, vous la connaissez…

Aujourd’hui, avec le départ de Dimitris, je fais exactement le même diagnostic, mais à une échelle un peu plus globalisée. Le Système est en train de signer son arrêt de mort. Bientôt, il suppliera pour qu’on l’achève tellement ses douleurs seront insoutenables.

Des Voeux qui vous gaveront…

« Il faudrait (…) s’arrêter un peu, s’asseoir, faire silence, réfléchir, et pas seulement sur les conséquences de l’aveuglement qui a cours aujourd’hui, mais sur ses causes » 
José Saramago (Nobel de littérature)

Préambule : A ce message, j’ai attaché une p’tite carte de vœux (torchée en 3 minutes), en espérant me faire pardonner les atrocités qui suivent…

Le Père Noël est en faillite…

A l’approche des fêtes de fin d’année, la fable du vieux bonhomme rouge et blanc, squatteur de cheminées, revient en force, avec son cortège de bobards, d’illusions et de déceptions.

Quand les enfants meurent dans la Corne de l’Afrique, quand le monde semble partir en vrille, nous nous offrons le luxe d’un débat métaphysique sur la pertinence de laisser nos enfants croire au père Noël. Un vrai débat de spécialistes, psychanalystes et psychologues (je l’ai vu passer dans un article du Monde). Pour les uns, ceci n’est ni plus ni moins qu’un mensonge qui ne peut être compatible avec une éducation bannissant catégoriquement le mensonge. Pour les autres, perpétuer ce personnage magique est une façon d’exciter l’imagination de l’enfant, et de matérialiser l’amour des parents, de le rendre plus concret, plus palpable (il faut dire que l’abstraction n’a plus le vent en poupe).

Par ces temps de crise, le Père Noël, lui, aimerait vraiment croire au Père Noël. Sa situation financière est critique. Son budget « cadeaux » est réduit (d’où la petite note de courtoisie que certains ont  pu trouver, sous le sapin : « Rapiécer vos chaussettes. J’y glisserai un cadeau, l’année prochaine ». Je parle en connaissance de cause. Les chaussettes trouées, je connais et je revendique). A ce rythme, il va lui falloir rationnaliser ses tournées, revoir sa consommation énergétique (peut-être même son bilan carbone… Les rennes ont droit de péter !), et lourder une bonne partie de ses effectifs. Un dégraissage incontournable qui risque de lui couter cher en frais de prud’hommes. Les lutins peuvent se révéler revendicatifs. Aussi, a-t-il déjà préparé sa fuite là où personne ne viendra le faire chier… Un paradis fiscal oublié des listes noires de l’OCDE, loin des prises de tête des économies régulées. J’ai toujours dit que le Père Noël est une ordure.

Des années durant, je vous ai rabâché les oreilles avec la Révolution qui couve… En 2011, les prémices du Grand Chaos ont éclos. Et contrairement aux apparences, il y a un fil conducteur dans tout ce que je raconte comme conneries, depuis des années. Une grande vérité que je dois  à Michel Audiard « Les conneries c’est comme les impôts, on finit toujours par les payer »

L’année écoulée rentrera dans les annales comme étant celle de la rébellion (de tous ces peuples qui se sont soulevés contre la dictature, la tyrannie et les injustices de toutes sortes), de la dignité (de ces mêmes peuples comme celle des Japonais à Fukushima et autour. Je dis bien « dignité » quand d’autres parlent de fatalisme) et du vacillement des Banques-Etats rattrapés par leurs dettes faramineuses.

A cette année mémorable, j’associerai, à jamais, trois symboles : Le masque à l’effigie de Guy Fawkes (citoyen anglais du XVIe siècle qui avait tenté de brûler le parlement britannique pour protester contre la politique intolérante du roi Jacques Ier en matière de religion) arboré par les Indignés, le « Ben Ali Dégage » et « A bas le Régime » brandis par les premiers manifestants du printemps arabe, et enfin les larmes d’Elsa Fornero, la nouvelle ministre italienne du travail et des affaires sociales, annonçant  le nouveau plan de rigueur frappant les retraites (c’est bien connu… Après le bunga-bunga, viennent les larmes).

Elle est bizarre cette atmosphère d’apocalypse lente. Une pente douce (avec des à-coups, certes)  mais indéniablement descendante. On vole d’un sommet crucial à un autre, d’un accord historique à un autre. Et Sarkozy qui sauve l’Europe et l’Euro une fois par mois… Comme dit le Canard Enchainé, nous sommes gouvernés par un serial-sauveur.

Devant les explosions d’anarchie (celle qu’on a vues en Grande-Bretagne cet été, comme dans les banlieues françaises, il y a quelques années), on opte pour la criminalisation en masse et la riposte sécuritaire. On s’obstine à n’y voir que des émeutes relevant de la délinquance ordinaire, de la mauvaise éducation et, en quelque sorte, du déclin moral. Dans nos sociétés moralisatrices (il faudrait peut-être préciser que le moral est réservé au p’tit peuple… Le p’tit peuple doit être irréprochable quand son élite, ses grands manitous, dirigeants politiques et magnats des affaires, peuvent abuser, forniquer, subtiliser, arroser en toute impunité), il est difficile d’entrapercevoir la moindre revendication politique dans ces hordes d’émeutiers pillant magasins de chaussures de sport et de matériel audiovisuel. Pourtant, il y en a bien une : le refus de la pauvreté et  de l’injustice sociale, et la colère contre l’establishment, l’Etat et ses représentants. Le jour où on acceptera enfin cette idée (subversive, je vous l’accorde), ça sera peut-être trop tard pour colmater les brèches sociales.

De l’année écoulée, je ne retiendrai surement pas la mort de Ben Laden (inspirateur du conglomérat djihadiste) , ni celle de Steve Jobs (instigateur de la « tyrannie du cool »), mais plutôt celle de Socrates Brasileiro Sampaio de Souza Vieira de Oliveira, dit simplement Socrates, le célèbre milieu de terrain brésilien (diplômé en médecine), aux pieds enchanteurs et  au nom de philosophe. Un barbu nonchalant au look de Che et au poing levé. Un engagé de la première heure contre la junte militaire brésilienne et l’injustice sociale. Je n’oublierai jamais le bandeau qu’il portait dans les cheveux, lors de la Coupe du Monde de 1986 (Guadalajara, Mexique. La seule que j’ai jamais regardée), avec l’inscription  « People need justice ».  Adeus l’artiste !

A la question « Pourquoi pas Steeve Jobs ? » qui vous taraude, je répondrais que la tendance ambiante à en faire un bienfaiteur de l’humanité me gave. Cette dévotion planétaire m’irrite. J’ai toujours eu un petit blocage face à la marque à la pomme qui a vu le jour dans les odeurs d’herbe et autres drogues psychédéliques (des « révélateurs de l’âme » qui favorisent la créativité, bien évidemment), et qui, tout en ringardisant le pouvoir, tout en se proclamant de la vague « anti-culture » des années  60,  a merveilleusement servi le « Système » en favorisant la consommation à gogo.  Pour comprendre mon malaise, regardez plutôt le film-documentaire de Dimitri Kourtchine et Sylvain Bergère (« Apple, la tyrannie du cool », diffusé sur Arte il y a quelques semaines), un voyage dans la vie d’un « Apple-addict », tantôt ridicule, tantôt attachant, qui finit par se faire plaquer par sa copine qui n’en pouvait plus de ces trucs en pad et pod, ni de cette douce tyrannie.  Le documentaire illustre à merveille comment cette boîte a su capter les aspirations de l’individu contemporain, à les transformer en oseilles sonnantes et trébuchantes tout en surfant sur la vague du « cool », de la contestation et de l’émancipation de « l’être ». Apple est devenue une religion. Steeve Jobs son gourou. Le consumérisme son temple.

La marque à la pomme nous offre aujourd’hui (comme son fameux concurrent, d’ailleurs) un voyage inégalé dans les profondeurs de l’individualisme, du manque de décernement et de sens critique. Une belle machine à fric (qui ferait, à mon sens, une belle position « short » en 2012 pour les connaisseurs de ce jargon barbare) qui semble, au-delà du bla-bla officiel, peu regardant sur les conditions de travail dans ses usines chinoises, comme sur l’impact écologique de ses fournisseurs.
J’ai entendu quelqu’un dire que « l’humanité préfère  la facilité et le confort à la liberté ».Apple en est l’illustration vivante (mais pour combien de temps ?).

Maintenant que j’ai commencé avec Apple, je vais continuer sur ma lancée avec ces trucs qu’on appelle LinkedIn (réseau professionnel sur lequel vous me verrez en short, savourant un narguilé et rejetant la fumée de mes narines) et Facebook (sur ce dernier, je me suis découvert un point commun avec ce bon vieux Georges Clooney, outre sa capacité à emballer les filles. C’est son aversion au réseau social. Comme lui,  « je préférerais me faire examiner la prostate en direct à la télé qu’avoir une page sur Facebook »)

Ca fait des années qu’on me soule avec l’économie immatérielle, celle des services, des mots, des rêves (le salaire de 800 000 Euros mensuels de Beckham  fait rêver. Le nombre de tee-shirts qu’il va devoir vendre aussi), de la tchatche, du baratin et de l’embobinage en tout genre. Les échanges physiques n’ont certes pas disparus, mais paraissent moins sexy, moins « smart ». Ils sont relégués au second plan, ringardisés par la dématérialisation ambiante. Je vous donne un chiffre qui vous servira dans vos discussions de salon. Aux Etats-Unis, la part de l’industrie dans la masse salariale globale est passée de 40% à, à peine, 15% entre 1950 et aujourd’hui.

Cette fuite en avant vers l’immatériel, au détriment du matériel, nous perdra…

Un jour, on vivra d’air pur (c’est déjà pas mal, me diriez-vous), d’eau fraîche et de tchatche sur la toile.
« C’est la révolution cognitive, Idiot ! »

En fait, ce qui nous sera fatal  c’est l’impossibilité, au sein de nos sociétés capitalistes, d’atteindre un état d’équilibre (stable, je sous-entends). Quelles que soient les inepties qu’on entend sur les vertus du système dominant, sa capacité à équilibrer l’offre et la demande, à garantir l’allocation la plus efficiente des ressources, et à assurer la distribution la plus équitable des richesses (du pipeau !), je ne reconnais dans ce système qu’un unique point fixe : son instabilité chronique. Libéré de toutes entraves, il favorise naturellement toutes les divergences : entre échanges physiques et immatériels, entre production et consommation, entre épargne et endettement, entre déficits et surplus, entre bulles et anti-bulles. Le tout étant amplifié par l’incapacité de nos sociétés à s’autolimiter, et à éviter les excès de tout genre.

Le culte obsessionnel que nous vouons à la croissance (telle que mesurée par le PIB) ne fait qu’assombrir le tableau un peu plus. On s’y accroche comme un naufragé à sa bouée. Or c’est cette même « perma-croissance » érigée en dogme absolu qui nous traine actuellement vers les abîmes.  Depuis les années 80, la croissance est devenue intrinsèquement liée à la dette. L’une est devenue la justification de l’autre. Un entrainement mutuel dans lequel nous avons cru découvrir le mouvement perpétuel. Or la dette (qui est, en quelque sorte, un gage sur la croissance future) ne peut croitre indéfiniment. Du moins, dans un monde aux ressources limitées.

Nous sommes, malheureusement,  incapables de cerner nos limites (tous seuls comme des grands). Nous faisons tout dans l’excès, basculant perpétuellement de l’euphorie à la panique et vice-versa. Nous refusons de vivre dans la limite de nos moyens. Nous n’apprenons que dans la douleur et quand on est dos au mur. Tel est notre malheur. Mais, je n’ai nullement envie d’y voir notre destin.

On me blablate sur la révolution cognitive… La portée de cette révolution mérite illustration.

Imaginons des lutins, mangeurs de champignons, vivant sur une planète dont la seule richesse (apparente) réside dans les champignons qui poussent à sa surface. Les lutins assureront ensemble la cueillette, mangeront à leur faim et seront tous heureux. Plus ils en mangeront, plus leur PIB (Produit Intérieur Brut, somme de la consommation et de l’investissement) augmentera (c’est ce qu’on appelle la croissance). Leur caca servant d’engrais naturel, ils seront, à première vue,  dans un cycle vertueux de croissance durable, tant que le rythme de la cueillette n’excède pas celui du renouvellement des ressources. Leur croissance (remarquez que nos lutins n’ont fait que trimer, manger et chier, un peu plus chaque année… c’est ça la croissance) se fera dans la limite des ressources renouvelables disponibles et ils seront éternellement heureux.

Cette limite peut être  atteinte (pour raisons démographiques ou par la cupidité de certains lutins entrepreneurs qui ont décidé de puiser plus que leurs besoins et de planquer l’excédent de production dans les neiges de la Toundra en attendant de le monnayer plus tard). Deux choix se présenteront alors à l’assemblée des lutins. Soit qu’ils s’alignent sur cette limite tout en se répartissant les champignons de façon à préserver la paix sociale. Dans ce cas, leur PIB arrêtera de croitre (c’est la stagnation) mais ils ne seront pas malheureux pour autant. Soit qu’ils optent, en fidèles adeptes de l’économie de marché, pour la dérégulation totale. On verra alors apparaître différentes corporations : des lutins cueilleurs-trimeurs, des lutins glandeurs, des lutins entrepreneurs créateurs d’entreprises, des lutins blagueurs-amuseurs de la galerie, des lutins tchatcheurs-politicards, des lutins prêteurs-banquiers (et occasionnellement  voleurs), des lutins prostitués (physiquement, et le plus souvent intellectuellement)… Un peu plus tard dans le processus de décantation sociétale, apparaitront des lutins flics-mateurs, des lutins légitimistes et d’autres plutôt casseurs-anarchistes… On retrouvera alors tous les ingrédients de notre bonne vieille société capitaliste.

Grâce aux progrès technologiques, les lutins gagnent en productivité et réduisent leur temps de travail tout en développant la production de champignons. Les lutins cueilleurs continuent à trimer comme des malades mais disposent d’un peu plus de temps libre qu’ils consacrent à écouter les blagues (parfois salaces) des lutins blagueurs-amuseurs de la galerie (rétribués en champignons) et à surfer sur Facebook que lutin Super-Génial a pu concevoir (car il a bien vu le tournant immatériel que prenait l’économie). Sur Facebook, les lutins trimeurs (comme les autres d’ailleurs) disposent d’un espace de liberté leur permettant de se faire des amis, d’emballer des filles / garçons (en vue de coucheries sauvages, comme d’amours moins éphémères), d’échanger des idées (allant du plan cul à 2 sous jusqu’à la remise en cause du Système et la refonte du Monde), de pester les uns contre les autres, de se révolter (le plus souvent « sur-papier ») contre les injustices, les dictatures et le patronat… Surtout que les lutins entrepreneurs pressent de plus en plus leurs forces travailleuses. La réduction du coût du travail et l‘augmentation de la productivité deviennent leurs seuls leitmotivs. Ils sont de plus en plus nombreux à délaisser le secteur de la cueillette (trop coûteux en termes d’investissement, de main d’œuvre) pour se tourner vers celui du service (plus léger, purement intellectuel) ou du conditionnement à forte valeur ajoutée (apparaissent alors sur le marché des champignons au goût de fraise, au goût de truffes ou à la couleur rose fluo) .

Il faut dire que de plus en plus de lutins rechignent à trimer aux champs et préfèrent amuser la galerie de derrière leurs bureaux. Et puis, Facebook offre une merveilleuse plateforme de publicité permettant aux lutins entrepreneurs de bien cibler leurs clients, de les tenter à mort et en direct sur la toile.  Bon nombre de lutins succombent à la tentation, se goinfrent de champignons roses fluo, s’endettent (car ils n’avaient pas les moyens de bouffer autant) et deviennent obèses. Heureusement que les lutins banquiers sont là pour leur prêter main forte, et les aider à vivre au-dessus de leurs moyens. Les lutins glandeurs-frimeurs empruntent aux lutins trimeurs-amasseurs  (d’épargne). Les lutins banquiers se goinfrent au passage.

Le packaging stimule la croissance. Facebook aussi. Les lutins triment moins, mangent plus, s’amusent plus et chient toujours.  A ce stade, la croissance n’est plus possible sans dette. Pire. Au fil de l’eau, chaque point de croissance supplémentaire nécessite un peu plus d’endettement que le précédent. Mais la tentation est grande (mettez-vous un instant à la place d’un lutin qui lorgne sur un champignon rose fluo), et l’accès au crédit est tellement facile (sans ça, la consommation ne pourrait se maintenir). Les lutins trimeurs mordent à l’hameçon. Les flémards s’engouffrent dans la brèche. Tous s’endettent en engageant leurs revenus futurs.

Un apport supplémentaire en engrais (le caca des lutins ne suffit plus à enrichir les sols) se révèle nécessaire pour maintenir la cadence de production-consommation. Les sols s’épuisent. Heureusement que la Terre des lutins est une énorme boule de phosphate. Les lutins mineurs se mettent au travail sous l’impulsion d’autres entrepreneurs clairvoyants, commencent à puiser dans la croute terrestre  et à alimenter les cultures intensives (car il faut bien que la croissance continue). La magie du PIB fait que le fait même de creuser un énorme trou dans la terre, de la vider de son contenu pour le stocker / consommer à sa surface crée de la croissance ! Et ce, même si la Terre est maintenant un trou béant et que l’ensemble Terre-Lutins n’a pas progressé d’un iota.

La cadence augmente. La fuite en avant (vers plus de consommation) continue. Les trimeurs  se rassemblent dans des syndicats et se font défendre par des professionnels de la tchatche (qui ponctionnent, en contrepartie,  leur production de champignons). La politique est née.

Pour certains lutins, la charge de la dette devient trop lourde. Ils sont acculés au défaut de paiement. L’épargne tant vantée des lutins trimeurs- amasseurs  se révèle alors une illusion. Le financement de la consommation débridée par les prêts à la consommation se transforme ainsi subitement en subvention ouverte à la consommation. Les créanciers tombent à la queue leu leu. Les plus gros (présentant un risque systémique pour la pérennité du Système) sont épargnés grâce à l’intervention des méga-gros, qui deviennent, à leur tour, moins solvables, plus vulnérables. Le jeu de dominos ne s’arrête pas. Il est juste suspendu pour un temps.

Et vous pensez que nos lutins banquiers ont compris le message ? Mais vous vous méprenez, mes chers. « Un financier, ça n’a jamais de remords. Même pas de regrets. Tout simplement la pétoche » (Audiard). J’adore !

Dans cette atmosphère apocalyptique, Lutin Super-Génial organise ses flux immatériels, flique les débats et les censure si besoin, canalise ou sanctionne les débordements, ferme les comptes des lutins aux idées subversives (car il y en a toujours), et se frotte les mains. Chaque jour, des tonnes de champignons rentrent dans ses caisses.  Vu l’engouement des investisseurs (publicitaires, entrepreneurs, chasseurs de têtes, vendeurs de vent…) pour sa boîte, il a même prévu de l’introduire en bourse (où elle sera valorisée à des milliards de tonnes de champignons et verra son cours exploser de 100% durant les premières heures de cotation). Conscient de l’aspect virtuel de cette valorisation, l’apôtre de la dématérialisation de l’économie se délestera d’une partie de ses actions contre quelques millions de tonnes de champignons sonnants et trébuchants qu’il s’empressera d’investir dans des actifs tangibles. Il s’accaparera de l’outil de production (la terre agricole, les ressources naturelles) de ceux qui ont pété plus haut que leurs culs, en se disant que c’est le prochain virage stratégique à ne rater à aucun prix. Lutin Super-Génial a maintenant un pied dans le « tangible » et un autre dans « l’éphémère ».

Nous voilà enfin avec tous les ingrédients de la Crise qui gronde : 
– Une économie qui ne puise sa croissance que dans la consommation (voire la surconsommation), l’investissement, l’augmentation des stocks et l’épuisement des ressources.
– Des déséquilibres structurels entre cigales (aux comptes courants déficitaires) et fourmis (aux comptes courants excédentaires): Une partie de la société qui vit au-dessus de ces moyens, versant dans le consumérisme et empruntant à gogo à des trimeurs qui se contentent d’épargner
– Des déséquilibres structurels entre les détenteurs du capital et les trimeurs d’en bas.
– Des déséquilibres structurels entre l’économie matérielle (qui ne fait plus rêver) et l’économie des services, du baratin et du vent.
– Une répartition des richesses qui devient de plus en plus biaisée (devinez dans quel sens !), des gens dans la dèche et qui osent l’ouvrir. D’où le vent de révolte qui ne sera jamais stoppé par la criminalisation à outrance.
– Une croissance qui ne peut se maintenir sans surconsommation et sans endettement farfelu
– Une peur bleue de la stagnation, et encore plus de la décroissance et de la déflation
– Une obstination suicidaire à subventionner la croissance et à arrêter coûte que coûte la dynamique du désendettement. C’est ridicule car on n’arrête jamais un couteau qui tombe.

Il va sans dire que l’ensemble du système ira droit dans le mur si les ressources s’épuisent sans que les lutins arrivent à adapter leur mode de vie. L’intelligence exigerait qu’ils n’attendent pas des rappels à l’ordre brutaux avant d’opter pour une gestion rationnelle et durables de leurs ressources. S’ils s’obstinent dans la connerie, nos lutins n’auront plus qu’une seule porte de sortie (temporaire) : celle de l’innovation technologique qui les transformera en êtres de lumière, qui ne mangent pas, ne chient pas, veillent au bien-être de leurs prochains et vivent en symbiose totale avec leur environnement.

Revenons sur terre. Nous ne sommes pas des êtres de lumière.

La dynamique actuelle nous mène lentement mais surement  vers  un point fixe. Tous les rameurs à contre-courant, tous les serial-sauveurs de la terre  n’y changeront rien. Nous allons droit dans le mur de la déflation (mère de toutes les hyperinflations) et de la décroissance.

Or, la décroissance est invendable politiquement. Nos lutins politicards n’auront jamais le courage de nous l’annoncer droit dans les yeux. Trop rivés sur le temps médiatiques et les sondages d’opinion. Trop démagogues. Trop obnubilés par le « court-termisme » de nos sociétés et l’individualisme de ses individus.
Aucun de nos lutins politicards ne se risquera à nous vendre des changements de paradigme avec  une portée collective et à long-terme. Ce n’est simplement pas vendeur dans un monde où les valeurs individuelles ont pris le pas sur les valeurs collectives.

Pourtant, nous sommes en train de changer de paradigme. L’année écoulée en restera une année charnière. L’année qui débute ne fera que le confirmer.
Nous basculerons tôt ou tard dans un système plus responsable (car notre survie en dépend), et plus décentralisé, non seulement sur le plan économique (avec des biens produits localement utilisant des ressources renouvelables) mais aussi sur le plan socio-politique (avec une prise de décision locale).

La question cruciale est de savoir si on sera capable d’accomplir un tel changement de façon consciente, sereine, volontaire et ordonnée. La sobriété requiert de l’enthousiasme, sinon elle sera super chiante à avaler. Plus poétique que moi, Bergson disait que nous aurions besoin d’un «supplément d’âme» pour faire face aux défis nouveaux.

Si je m’acharne à vous souler avec mon laïus annuel (que j’aurais pu intituler « Chroniques de la Fin d’un Monde – Partie I », c’est que j’y crois encore… Un peu. Un dernier sursaut me parait encore possible !

Bonnes fêtes, meilleurs vœux et mettez vos ceintures car ça va secouer…

Zouheir
PS : L’atterrissage sera rude. Mais quand les toboggans seront déployés, vous entendrez une belle voix secouée mais suave vous disant « Bienvenues dans le monde de la sobriété (volontaire ou pas) et de la désobéissance responsable (là, vous n’aurez pas le choix) »

PS II : Nous sommes à la croisée des chemins, moment fatidique où l’on doit faire cohabiter deux mondes, deux regards… Charles Dickens le résumait très bien : “It was the best of times, it was the worst of times, it was the age of wisdom, it was the age of foolishness, it was the epoch of belief, it was the epoch of incredulity, it was the season of Light, it was the season of Darkness, it was the spring of hope, it was the winter of despair.” (A Tale of Two Cities)

La basse-cour du roi Nicolas

J’adore ce regard acéré qu’Anne Roumanoff porte sur l’arène politique française de mes d…

Un renard prénommé Nicolas sur une basse-cour régnait.
Mais il était contesté.
Il ne fait pas rentrer assez de blé.
Nous n’avons plus de grains à picorer, se lamentaient les animaux affamés.
Je fais de mon mieux, répondait Nicolas. Sans moi, ça serait pire, croyez-moi.
Il y a une énorme crise mondiale.
Ne l’oubliez pas, c’est infernal.

Beaucoup d’animaux voraces
Rêvaient pourtant de prendre sa place.

A gauche, la vache Martine et la pintade Ségolène
Crurent, un temps, pouvoir devenir reines.

Mais ce fut le pigeon François qui leur fit la nique.
Aidé, malgré lui, par le cochon Dominique,

Qui manqua d’aller à l’abattoir,
Pour avoir culbuté une grande poule noire.

Mais la pire ennemie du roi Nicolas et du pigeon François
Était la fille d’un loup borgne qui avait échoué à devenir roi.

Cette louve à la voix rauque et à la chevelure blonde
Se faisait passer pour une brebis aux yeux du monde.

Elle répétait comme une litanie : «Il faut plus de poulets
Pour renvoyer chez eux les animaux étrangers,
Sans eux, nous serions tellement plus heureux.»

Certains moutons l’écoutaient béats :
«Bêê, elle dit tout haut ce que nous pensons tout bas.»
Le pigeon François, le roi Nicolas, l’ours Mélenchon et la taupe Eva

Faisaient de leur mieux pour éradiquer la terrible maladie
Répandue par la louve déguisée en brebis
Qui avait pour nom haine et démagogie.

Hélas ! à six mois des élections, Personne ne sait encore pour de bon
Qui de la farce sera le dindon

Game is over

Dans la continuité de ma vision de fin du monde (tel qu’on le connait, bien évidemment), je vous ai déniché une perle : Ann Barnhardt, boss de Barnhardt Capital Management, qui nous annonce la fin de la partie. Cette nana, je l’adore. Elle dit tellement bien ce que je pense tout haut:

« It’s over. There is no coming back from this. The only thing that can happen is a total and complete collapse of EVERYTHING we now know, and humanity starts from scratch. And if you think that this collapse is going to play out without one hell of a big hot war, you are sadly, sadly mistaken. »

Le nettoyage par le vide se révèle parfois le seul remède possible à nos maux… malheureusement.

Un rêveur irréaliste…

Dans mon troisième avion de la semaine, et entre deux dodos réparateurs, j’ai relu le discours deHaruki Murakami (écrivain japonais engagé, auteur de « La ballade de l’impossible », « Kafka sur le rivage » et « Chroniques de l’oiseau à ressort »), prononcé il y a quelques mois à Barcelone, lors de la remise du prix international de Catalogne… un discours qui m’a beaucoup touché.

Tout en dénonçant l’usage de l’énergie nucléaire au Japon, Murakami marque son opposition viscérale à l’engrenage de l’efficience qui obnibule nos sociétés, engrenage qui fait perdre l’homme sa dignité, le fait dévaster sa terre et détruire sa propre vie…
« Nous ne devons pas avoir peur de rêver. Nous ne devons jamais laisser ces chiens de malheur qui ont pour nom « efficacité » et « commodité » nous rattraper. Nous devons être des « rêveurs irréalistes » qui avancent d’un pas ferme et décidé »

J’ai retrouvé un autre discours du même Murakami, prononcé cette fois-ci lors de la remise du prix de Jérusalem pour la liberté de l’individu dans la société (2009). Le rêveur irréaliste s’y attaque au Système : «Nous sommes tous des œufs fragiles face à un mur solide. Ce mur a pour nom « le Système ». Il est trop haut, trop solide, trop froid. Si nous avons un quelconque espoir de gagner, il ne peut provenir que de notre foi dans le caractère unique et irremplaçable de nos âmes et de la chaleur que l’on obtient en les unissant »

Ce mur est ma hantise.

Ce mur me fait chier…

Chapeau l’artiste…

Jossot, l’anarcho que j’aurais aimé être…

Quand on me titille sur mes phobies sociétales, sur mon dédain viscéral des conformismes et des normes, je ne peux m’empêcher de penser aux paroles acérées de Gustave Henri Jossot (1866-1951, caricaturiste, affichiste et écrivain satirique, ayant emprunté le nom d’Abdoul Kerim Jossot après sa conversion à l’Islam et son installation en Tunisie) qui ne cessait de  décortiquer  « les tares d’une société dans laquelle le mensonge est roi » , de cracher sur les institutions, n’y voyant que mensonges et mascarade,  recherche obsessionnelle de l’ordre, entrave à la liberté individuelle et insulte à l’intelligence.

En abandonnant cette société qu’il détestait tant, il a pu dire :

« Je vis en dehors du troupeau ; je vous fuis tous, vous, vos bergers et vos chiens. J’ai dit adieu à tout ce qui vous passionne ; j’ai rompu avec vos traditions ; je ne veux rien savoir de votre société maboulique ; ses mensonges et son hypocrisie me dégoûtent. Au milieu de votre fausse civilisation je m’isole ; je me réfugie en moi-même ; je ne trouve la paix que dans la solitude. » (Le Banquet du 30 avril 1939)

C’est aussi lui qui disait : « Je ne sais si c’est l’effet de l’isolement ; mais je deviens plus anarcho que jamais et toutes les fois que je songe à la Société, j’ai envie de dégueuler. »

Je n’en suis pas là… Pas encore…

PS : Jossot aurait sûrement adoré Facebook…

Narcissisme intellectuel…

Rares sont les articles qui ont pu me donner l’envie irrésistible de les colporter… Ces derniers temps, trois ont, cependant, réussi cet exploit. Mais si je le fais, c’est par pur narcissisme intellectuel. C’est, en quelque sorte, ma façon de m’auto-mousser, en me disant « voilà des personnes illustres qui écrivent merveilleusement bien ce que je pense ». Avoir Augagneur, Todorov et LaTour comme « nègres », c’est quand même le pied !

Le premier, « Le genre humain menacé » (Le Monde du 3/4/2011), est dû à Michel Rocard, Dominique Bourg et Floran Augagneur, et traite de la nécessité de transformer rapidement nos sociétés afin de composer avec les défis écologiques et leurs conséquences sociales et politiques. Leur verdict est grave : « Lorsque l’effondrement de l’espèce apparaîtra comme une possibilité envisageable, l’urgence n’aura que faire de nos processus, lents et complexes, de délibération. Pris de panique, l’Occident transgressera ses valeurs de liberté et de justice »

Le second, « La tyrannie de l’individu » (Le Monde du 27/3/2011), est de Tzvetan Todorov, historien des idées et essayiste. Il y analyse le passage du tout-Etat totalitaire au tout-individu ultralibéral, ou comme il dit « d’un régime liberticide à un autre, d’esprit « sociocide » », pour arriver au constat accablant suivant : « La tyrannie des individus est certainement moins sanglante que celle des Etats ; elle est pourtant, elle aussi, un obstacle à une vie commune satisfaisante »

Enfin, le troisième, « En attendant Gaïa, ou comment l’homme a changé la Terre » (Libé du 29/6/2011), nous le devons à Bruno LaTour, philosophe et anthropologue. Il y aborde la portée de notre action sur l’ensemble de la biosphère, et l’urgence de changer de trajectoire. Je ne peux m’empêcher d’en archiver quelques extraits choisis :
« Comme un anneau de Moebius, cette Terre qui semblait nous contenir, nous la contenons à notre tour par l’étendue même de nos actions. « Gaïa » est le nom que certains savants donnent à ce ruban ou plutôt à ce nœud coulant qui nous étranglera avant que nous ne l’étranglions. […] D’autres nous demandent de décroître, en tous cas de nous faire plus petits, plus discrets, ce qui reviendra à plier notre taille de géant pour devenir une sorte d’Atlas modeste et frugal. Ce qui revient à nous demander d’abandonner nos ambitions, nos espoirs de conquête, notre goût pour l’artifice et l’innovation, sans oublier cette volonté qui fut si belle de nous émanciper enfin de toutes nos chaînes. […] Et dans cet apprentissage impossible il faut entrer vite, car on assure que Gaïa ne nous laissera pas beaucoup de temps. Certains affirment même qu’elle nous ferait la guerre. Les guerres nous connaissons, mais comment croire qu’on peut gagner celle-là ? Si nous gagnons contre elle, nous perdons et si nous perdons, nous perdons encore ! Drôle de guerre vraiment. »

 

Le genre humain, menacé
Le Monde du 3/4/2011 p.18 Décryptages-Débats

Il sera bientôt trop tard pour remédier aux catastrophes écologiques et à leurs conséquences sociales et politiques.

Une information fondamentale publiée par l’Agence internationale de l’énergie (AIE) est passée totalement inaperçue : le pic pétrolier s’est produit en 2006. Alors que la demande mondiale continuera à croître avec la montée en puissance des pays émergents (Chine, Inde et Brésil), la production de pétrole conventionnel va connaître un déclin inexorable après avoir plafonné. La crise économique masque pour l’heure cette réalité.
Mais elle obérera tout retour de la croissance. La remontée des coûts d’exploration-production fera naître des tensions extrêmement vives. L’exploitation du charbon et des réserves fossiles non conventionnelles exigera des investissements lourds et progressifs qui ne permettront guère de desserrer l’étau des prix à un horizon de temps proche. Les prix de l’énergie ne peuvent ainsi que s’affoler.

Le silence et l’ignorance d’une grande partie de la classe politique sur ce sujet ne sont guère plus rassurants. Et cela sans tenir compte du fait que nous aurons relâché et continuerons à dissiper dans l’atmosphère le dioxyde de carbone stocké pendant des millénaires… Chocs pétroliers à répétition jusqu’à l’effondrement et péril climatique. Voilà donc ce que nous préparent les tenants des stratégies de l’aveuglement. La catastrophe de Fukushima alourdira encore la donne énergétique.

De telles remarques génèrent souvent de grands malentendus. Les objections diagnostiquent et dénoncent aussitôt les prophètes de malheur comme le symptôme d’une société sur le déclin, qui ne croit plus au progrès. Ces stratégies de l’aveuglement sont absurdes. Affirmer que notre époque est caractérisée par une  » épistémophobie  » ou la recherche du risque zéro est une grave erreur d’analyse, elle éclipse derrière des réactions aux processus d’adaptation la cause du bouleversement.

Ce qui change radicalement la donne, c’est que notre vulnérabilité est désormais issue de l’incroyable étendue de notre puissance. L' » indisponible  » à l’action des hommes, le tiers intouchable, est désormais modifiable, soit par l’action collective (nos consommations cumulées) soit par un individu isolé ( » biohackers « ). Nos démocraties se retrouvent démunies face à deux aspects de ce que nous avons rendu disponible : l’atteinte aux mécanismes régulateurs de la biosphère et aux substrats biologiques de la condition humaine.
Cette situation fait apparaître  » le spectre menaçant de la tyrannie  » évoqué par le philosophe allemand Hans Jonas. Parce que nos démocraties n’auront pas été capables de se prémunir de leurs propres excès, elles risquent de basculer dans l’état d’exception et de céder aux dérives totalitaristes.

Prenons l’exemple de la controverse climatique. Comme le démontre la comparaison entre les études de l’historienne des sciences Naomi Oreskes avec celles du politologue Jules Boykoff, les évolutions du système médiatique jouent dans cette affaire un rôle majeur. Alors que la première ne répertoria aucune contestation directe de l’origine anthropique du réchauffement climatique dans les revues scientifiques peer reviewed ( » à comité de lecture « ), le second a constaté sur la période étudiée que 53 % des articles grand public de la presse américaine mettaient en doute les conclusions scientifiques.

Ce décalage s’explique par le remplacement du souci d’une information rigoureuse par une volonté de flatter le goût du spectacle. Les sujets scientifiques complexes sont traités de façon simpliste (pour ou contre). Ceci explique en partie les résultats de l’étude de l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (Ademe) pilotée par Daniel Boy sur les représentations sociales de l’effet de serre démontrant un sérieux décrochage du pourcentage de Français attribuant le dérèglement climatique aux activités humaines (65 % en 2010, contre 81 % en 2009). Ces dérives qui engendrent doute et scepticisme au sein de la population permettent aux dirigeants actuels, dont le manque de connaissance scientifique est alarmant, de justifier leur inaction.

Le sommet de Cancun a sauvé le processus de négociation en réussissant en outre à y intégrer les grands pays émergents. Mais des accords contraignants à la hauteur de l’objectif des seconds sont encore loin. S’il en est ainsi, c’est parce que les dirigeants de la planète (à l’exception notable de quelques-uns) ont décidé de nier les conclusions scientifiques pour se décharger de l’ampleur des responsabilités en jeu. Comment pourraient-ils à la fois croire en la catastrophe et ne rien faire, ou si peu, pour l’éviter ?
Enfermée dans le court terme des échéances électorales et dans le temps médiatique, la politique s’est peu à peu transformée en gestion des affaires courantes. Elle est devenue incapable de penser le temps long. Or la crise écologique renverse une perception du progrès où le temps joue en notre faveur. Parce que nous créons les moyens de l’appauvrissement de la vie sur terre et que nous nions la possibilité de la catastrophe, nous rendons celle-ci crédible.

Il est impossible de connaître le point de basculement définitif vers l’improbable ; en revanche, il est certain que le risque de le dépasser est inversement proportionnel à la rapidité de notre réaction. Nous ne pouvons attendre et tergiverser sur la controverse climatique jusqu’au point de basculement, le moment où la multiplication des désastres naturels dissipera ce qu’il reste de doute. Il sera alors trop tard. Lorsque les océans se seront réchauffés, nous n’aurons aucun moyen de les refroidir.

La démocratie sera la première victime de l’altération des conditions universelles d’existence que nous sommes en train de programmer. Les catastrophes écologiques qui se préparent à l’échelle mondiale dans un contexte de croissance démographique, les inégalités dues à la rareté locale de l’eau, la fin de l’énergie bon marché, la raréfaction de nombre de minéraux, la dégradation de la biodiversité, l’érosion et la dégradation des sols, les événements climatiques extrêmes… produiront les pires inégalités entre ceux qui auront les moyens de s’en protéger, pour un temps, et ceux qui les subiront. Elles ébranleront les équilibres géopolitiques et seront sources de conflits.

L’ampleur des catastrophes sociales qu’elles risquent d’engendrer a, par le passé, conduit à la disparition de sociétés entières. C’est, hélas, une réalité historique objective. A cela s’ajoutera le fait que des nouvelles technologies de plus en plus facilement accessibles fourniront des armes de destruction massive à la portée de toutes les bourses et des esprits les plus tourmentés.

Lorsque l’effondrement de l’espèce apparaîtra comme une possibilité envisageable, l’urgence n’aura que faire de nos processus, lents et complexes, de délibération. Pris de panique, l’Occident transgressera ses valeurs de liberté et de justice. Pour s’être heurtées aux limites physiques, les sociétés seront livrées à la violence des hommes. Nul ne peut contester a priori le risque que les démocraties cèdent sous de telles menaces.
Le stade ultime sera l’autodestruction de l’existence humaine, soit physiquement, soit par l’altération biologique. Le processus de convergence des nouvelles technologies donnera à l’individu un pouvoir monstrueux capable de faire naître des sous-espèces. C’est l’unité du genre humain qui sera atteinte. Il ne s’agit guère de l’avenir, il s’agit du présent. Le cyborg n’est déjà plus une figure de style cinématographique, mais une réalité de laboratoire, puisqu’il est devenu possible, grâce à des fonds publics, d’associer des cellules neuronales humaines à des dispositifs artificiels.

L’idéologie du progrès a mal tourné. Les inégalités planétaires actuelles auraient fait rougir de honte les concepteurs du projet moderne, Bacon, Descartes ou Hegel. A l’époque des Lumières, il n’existait aucune région du monde, en dehors des peuples vernaculaires, où la richesse moyenne par habitant aurait été le double d’une autre. Aujourd’hui, le ratio atteint 1 à 428 (entre le Zimbabwe et le Qatar).
Les échecs répétés des conférences de l’ONU montrent bien que nous sommes loin d’unir les nations contre la menace et de dépasser les intérêts immédiats et égoïstes des Etats comme des individus. Les enjeux, tant pour la gouvernance internationale et nationale que pour l’avenir macroéconomique, sont de nous libérer du culte de la compétitivité, de la croissance qui nous ronge et de la civilisation de la pauvreté dans le gaspillage.

Le nouveau paradigme doit émerger. Les outils conceptuels sont présents, que ce soit dans les précieux travaux du Britannique Tim Jackson ou dans ceux de la Prix Nobel d’économie 2009, l’Américaine Elinor Ostrom, ainsi que dans diverses initiatives de la société civile.
Nos démocraties doivent se restructurer, démocratiser la culture scientifique et maîtriser l’immédiateté qui contredit la prise en compte du temps long. Nous pouvons encore transformer la menace en promesse désirable et crédible. Mais si nous n’agissons pas promptement, c’est à la barbarie que nous sommes certains de nous exposer.

Pour cette raison, répondre à la crise écologique est un devoir moral absolu. Les ennemis de la démocratie sont ceux qui remettent à plus tard les réponses aux enjeux et défis de l’écologie.

(Michel Rocard, Dominique Bourg, Floran Augagneur)

 

La tyrannie de l’individu
Article paru dans l’édition du 27.03.11 Le Monde

Pour qu’un pouvoir soit légitime, il ne suffit pas de savoir comment il a été conquis (par exemple par des élections libres ou par un coup d’Etat), encore faut-il voir de quelle manière il est exercé. Il y a bientôt trois cents ans, Montesquieu avait formulé une règle pour guider notre jugement : « Tout pouvoir sans bornes ne saurait être légitime », écrivait-il.

Les expériences totalitaires du XXe siècle nous ont rendus particulièrement sensibles aux méfaits d’un pouvoir illimité de l’Etat, capable de contrôler chaque acte de chaque citoyen. En Europe, ces régimes appartiennent au passé, mais, dans les pays démocratiques, nous restons sensibles aux interférences du gouvernement dans les affaires judiciaires ou la vie des médias, car cela a pour effet de supprimer toute limite posée à son pouvoir. Les attaques répétées menées par le président français ou par le premier ministre italien contre les magistrats et les journalistes sont une illustration de ce danger.

Cependant, l’Etat n’est pas le seul détenteur de pouvoirs au sein d’une société. En ce début du XXIe siècle, en Occident, l’Etat a perdu une bonne partie de son prestige, alors que le pouvoir étendu que détiennent certains individus, ou groupes d’individus, est devenu à son tour une menace. Elle passe pourtant inaperçue, car ce pouvoir se pare d’un beau nom, dont tout un chacun se réclame : celui de liberté. La liberté individuelle est une valeur qui monte, les défenseurs du bien commun paraissent aujourd’hui archaïques.

On voit facilement comment s’est produit ce renversement dans les pays ex-communistes d’Europe de l’Est. L’intérêt collectif y est aujourd’hui frappé de suspicion : pour cacher ses turpitudes, le régime précédent l’avait invoqué si souvent que plus personne ne le prend au sérieux, on n’y voit qu’un masque hypocrite. Si le seul moteur du comportement est de toute façon la recherche de profit et la soif de pouvoir, si le combat impitoyable et la survie du plus apte sont les dures lois de l’existence, autant cesser de faire semblant et assumer ouvertement la loi de la jungle. Cette résignation explique pourquoi les anciens apparatchiks communistes ont su revêtir, avec une facilité déconcertante, les habits neufs de l’ultralibéralisme.

A des milliers de kilomètres de là, aux Etats-Unis, dans un contexte historique entièrement différent, s’est développé depuis peu le mouvement du Tea Party, dont le programme loue à son tour la liberté illimitée des individus et rejette tout contrôle gouvernemental ; il exige de réduire drastiquement les impôts et toute autre forme de redistribution des richesses. Les seules dépenses communes qui trouvent grâce aux yeux de ses partisans concernent l’armée et la police, c’est-à-dire encore la sécurité des individus. Quiconque s’oppose à cette vision du monde est traité de cryptocommuniste ! Ce qui est paradoxal, c’est qu’elle se réclame de la religion chrétienne, alors que celle-ci, en accord avec les autres grandes traditions spirituelles, recommande le souci pour les faibles et les miséreux.

On passe, dans ces cas, d’un extrême à l’autre, du tout-Etat totalitaire au tout-individu ultralibéral, d’un régime liberticide à un autre, d’esprit « sociocide », si l’on peut dire. Or le principe démocratique veut que tous les pouvoirs soient limités : non seulement ceux des Etats, mais aussi ceux des individus, y compris lorsqu’ils revêtent les oripeaux de la liberté.

La liberté qu’ont les poules d’attaquer le renard est une plaisanterie, car elles n’en ont pas la capacité ; la liberté du renard est dangereuse parce qu’il est le plus fort. A travers les lois et les normes qu’il établit, le peuple souverain a bien le droit de restreindre la liberté de tous. Cette limitation n’affecte pas toute la population de la même manière : idéalement, elle restreint ceux qui ont déjà beaucoup de pouvoir et protège ceux qui en ont très peu.

Le pouvoir économique est le premier des pouvoirs qui reposent entre les mains des individus. L’entreprise a pour but de générer des profits pour ses détenteurs, sans quoi elle est condamnée à disparaître. Mais en dehors de leurs intérêts particuliers, les habitants du pays ont aussi des intérêts communs, auxquels les entreprises ne contribuent pas spontanément. C’est à l’Etat qu’il incombe de dégager les ressources nécessaires pour prendre soin de l’armée et de la police, mais aussi de l’éducation et de la santé, de l’appareil judiciaire et des infrastructures. Ou encore de la protection de la nature : la fameuse main invisible attribuée à Adam Smith ne sert pas à grand-chose dans ce cas. On l’a vu au cours de la marée noire dans le golfe du Mexique, au printemps 2010 : laissées sans contrôle, les compagnies pétrolières choisissent les matériaux de construction peu chers et donc peu fiables.

Face au pouvoir économique démesuré que détiennent les individus ou les groupes d’individus, le pouvoir politique se révèle souvent trop faible. Aux Etats-Unis, au nom de la liberté d’expression illimitée, la Cour suprême a autorisé le financement par les entreprises des candidats aux élections ; concrètement, cela signifie que ceux qui disposent de plus d’argent peuvent imposer les candidats de leur choix.
Le président du pays, assurément l’un des hommes les plus puissants de la planète, a dû renoncer à promouvoir une réforme juste de l’assurance médicale, à réglementer l’activité des banques, à diminuer les dégâts écologiques causés par le mode de vie de ses concitoyens.

Dans les pays européens, il arrive fréquemment que les gouvernements se mettent au service des puissances d’argent, donnant lieu à une nouvelle oligarchie politico-économique qui gère les affaires communes dans l’intérêt de quelques particuliers. Ou encore que les ministres en exercice se comportent en individus intéressés, en acceptant que des tiers paient leurs vacances…

La liberté d’expression est présentée parfois comme le fondement de la démocratie, qui pour cette raison ne doit connaître aucun frein. Mais peut-on dire qu’elle est indépendante du pouvoir dont on dispose ? Il ne suffit pas d’avoir le droit de s’exprimer, encore faut-il en avoir la possibilité ; en son absence, cette « liberté » n’est qu’un mot creux. Toutes les informations, toutes les opinions ne sont pas acceptées avec la même facilité dans les grands médias du pays. Or la libre expression des puissants peut avoir des conséquences funestes pour les sans-voix : nous vivons dans un monde commun. Si l’on a la liberté de dire que tous les Arabes sont des islamistes inassimilables, ils n’ont plus celle de trouver du travail ni même de marcher dans la rue sans être contrôlés.

La parole publique, un pouvoir parmi d’autres, doit parfois être limitée. Où trouver le critère permettant de distinguer les bonnes limitations des mauvaises ? Entre autres, dans le rapport de pouvoir entre celui qui parle et celui dont on parle. On n’a pas le même mérite selon qu’on s’attaque aux puissants du jour ou que l’on désigne au ressentiment populaire un bouc émissaire. Un organe de presse est infiniment plus faible que l’Etat, il n’y a donc aucune raison de limiter sa liberté d’expression lorsqu’il le critique, pourvu qu’il la mette au service de la vérité.

Quand le site Mediapart révèle une collusion entre puissances d’argent et responsables politiques, son geste n’a rien de « fasciste », quoi qu’en disent ceux qui se sentent visés. Les « fuites » de WikiLeaks notamment publié par Le Monde n’ont rien de totalitaire : les régimes communistes rendaient transparente la vie de faibles individus, pas celle de l’Etat. En revanche, un organe de presse est plus puissant qu’un individu, et le « lynchage médiatique » est un abus de pouvoir.

Les défenseurs de la liberté d’expression illimitée ignorent la distinction entre puissants et impuissants, ce qui leur permet de se couvrir eux-mêmes de lauriers. Le rédacteur du journal danois Jyllands-Posten, qui avait publié en 2005 l’ensemble des caricatures de Mahomet, revient sur l’affaire cinq ans plus tard et se compare modestement aux hérétiques du Moyen Age brûlés sur le bûcher, à Voltaire pourfendeur de l’Eglise toute-puissante ou aux dissidents réprimés par la police soviétique. Décidément, la figure de la victime exerce aujourd’hui une attraction irrésistible ! Le journaliste oublie, ce faisant, que les courageux praticiens de la liberté d’expression se battaient contre les détenteurs du pouvoir spirituel et temporel de leur temps, non contre une minorité discriminée.

Poser des bornes à la liberté d’expression signifie non plaider pour l’instauration de la censure, mais faire appel à la responsabilité des maîtres des médias. La tyrannie des individus est certainement moins sanglante que celle des Etats ; elle est pourtant, elle aussi, un obstacle à une vie commune satisfaisante. Rien ne nous oblige à nous enfermer dans le choix entre « tout-Etat » et « tout-individu » : nous avons besoin de défendre les deux, chacun limitant les abus de l’autre.

(Tzvetan Todorov)